JANSSON : La fille du sculpteur (1968)

Ce qu’ils en disent…

[LIBREL.BE] La fille du sculpteur raconte une enfance vécue comme un rêve, inspirée de celle de Tove Jansson, au début du xxe siècle, entre Helsinki et la maison familiale sur une île de l’archipel de Porvoo, où ses parents artistes se retiraient pour l’été. Dans ce livre éminemment onirique, les êtres humains se mettent soudainement à voler, des créatures imaginaires et mystérieuses apparaissent au détour de certaines criques, et Dieu le père lui-même surveille les enfants qui jouent dans le jardin. La fille du sculpteur, traduit intégralement en français pour la première fois, est une superbe réussite d’intelligence et de poésie. Le monde entier y est à couper le souffle.

Les sculptures de papa se déplaçaient doucement autour de nous dans la lumière du feu, ses tristes femmes blanches qui faisaient un pas indécis en avant, toutes prêtes à s’enfuir. Elles savaient le danger qui rôdait partout, mais rien ne pouvait les sauver tant qu’elles n’avaient pas été sculptées dans le marbre et placées dans un musée. Là, on est en sécurité. Dans un musée ou dans les bras ou dans un arbre. Éventuellement, sous la couverture. Mais le mieux est de s’asseoir très haut dans un grand arbre, si on ne se trouve plus dans le ventre de sa maman.


JANSSON Tove, La fille du sculpteur est paru chez La Peuplade en 2021, dans une traduction de Catherine RENAUD.

SV > FR

EAN 9782924898864

176 pages

Disponible en ePub et poche.


Ce que nous en disons…

J’aime à penser qu’il y a des pays, beaucoup plus au Nord, où l’hiver est long et paisible, où le soleil brille au travers les fenêtres givrées, dans les cuisines qui embaument le cinq-quart à la cuisson, dans un four d’émail blanc, près des chiens robustes qui baillent sous la table. J’aime les livres qui racontent les découvertes et les cruautés des enfants nourris de Fifi Brindacier, les nouvelles ou les romans éclairés de printemps qui évoquent les craquements du dégel ou la maraude de fin d’été. J’aime que leur auteur mise sur le regard fantasque d’une petite fille espiègle, qui raconte le monde comme dans un rêve, où l’adultère et la gueule de bois des grands côtoient les collections de galets et les nœuds dans les cheveux des enfants, dans le même souffle, dans la même fête de poésie sauvage et onirique. J’aime à penser qu’il s’agit là d’un témoignage récent, d’une autobiographie d’aujourd’hui ou de la généreuse prédiction d’une vieille dame qui lit dans les étoiles…

JANSSON Tove, Autoportrait (1937) @ DR

Après avoir goûté les premières nouvelles de La Fille du sculpteur de la finlandaise Tove JANSSON (étrangement baptisé “roman” alors qu’il contient un recueil de nouvelles, racontées par une même jeune narratrice), je souhaitais tant que ce livre formidable soit au présent. Alors, j’ai plongé sur le colophon et, partant, plongé dans la douce dépression que l’on ressent devant, par exemple, les illustrations de Carl LARSSON (1853-1919, cfr. illustration d’en-tête), quand la joie de se projeter dans ces charmants paradis perdus de l’enfance et de la fraîcheur se mue en une tendre nostalgie. On en redemande, on tourne les pages de l’album puis on lève les yeux. Ah, si seulement… Mais, hélas, La Fille du sculpteur date déjà de 1968 !

L’élégante et espiègle traduction de Catherine Renaud, au départ du suédois, n’est quant à elle parue qu’en 2021, aux Editions La Peuplade (Québec), qui précisent : “Auteure, peintre, illustratrice, féministe, connue dans le monde entier pour ses célèbres Moumines et son roman Le livre d’un été, Tove Jansson (1914-2001) est à l’origine d’une œuvre littéraire exceptionnelle. Elle est l’une des grandes créatrices du XXe siècle.

Et la quatrième de couverture offre un avant-goût du petit voyage : “La fille du sculpteur raconte une enfance vécue comme un rêve, inspirée de celle de Tove Jansson, au début du xxe siècle, entre Helsinki et la maison familiale sur une île de l’archipel de Porvoo, où ses parents artistes se retiraient pour l’été. Dans ce livre éminemment onirique, les êtres humains se mettent soudainement à voler, des créatures imaginaires et mystérieuses apparaissent au détour de certaines criques, et Dieu le père lui-même surveille les enfants qui jouent dans le jardin.

Emmanuel Requette, libraire à Bruxelles, explique également : “L’art de Tove Jansson est tout entier contenu dans cette tension qu’elle parvient comme peu à rendre palpable entre le pouvoir de l’enfant et le regard de l’adulte“. Bref, ce livre est un régal d’innocence feinte, à mi-chemin entre l’odeur du pain d’épices volé et la fraîcheur de l’eau, au cœur d’un verger.

Patrick Thonart


Bonnes feuilles…

Anna

C’était tellement agréable de regarder Anna !
Les cheveux d’Anna poussaient comme de l’herbe drue et succulente, ils pendaient, coupés un peu n’importe comment, et étaient si vivants qu’ils faisaient des étincelles. Tout aussi épais et noirs, ses sourcils se rejoignaient presque au milieu, son nez était plat, et ses joues, très rouges. Ses bras plongeaient comme des piliers dans l’eau de vaisselle. Elle était belle.
Quand Anna chante en faisant la vaisselle, je m’assieds sous la table de la cuisine pour essayer d’apprendre les paroles. C’est au treizième couplet de Hjalmar et Hulda qu’il commence enfin à se passer quelque chose.

Hjalmar entre, en habit de guerrier étincelant,
et les harpes se taisent prestement.
Courroucé, il se dirige vers son infidèle fiancée
pour s’emparer de sa couronne de mariée.
Il arrache l’objet sombre de ses cheveux clairs.
Pâle, comme gisant déjà sur la civière mortuaire,
horrifiée, Hulda, la poitrine tremblante d’effarement
fait face au bras vengeur de son amant.

On frissonne, c’est beau. Comme Anna quand elle dit : “Sors un moment, il faut que je pleure maintenant, c’est tellement beau.”
Les amants d’Anna arrivaient souvent en habits de guerrier. J’aimais particulièrement le dragon dans son pantalon rouge et son manteau à tresses en passementerie dorée, il était superbe. Il retirait toujours son sabre, qui tombait parfois par terre dans un bruit qui parvenait jusqu’à mon lit-étagère sous le plafond, et je pensais à son bras vengeur. Puis il a disparu, et Anna a eu un nouvel amant, un Homme Pensant. C’est pour cette raison qu’elle assistait à des conférences sur Platon et qu’elle méprisait papa, qui lisait les journaux, et maman, qui lisait des romans.
J’ai expliqué à Anna que maman n’avait pas le temps de lire d’autres livres que ceux qu’elle illustrait : elle devait savoir de quoi le livre parlait et à quoi ressemblait l’héroïne pour dessiner la couverture. Certains se contentent de dessiner ce qu’ils ressentent et méprisent l’auteur. Et il ne faut pas. Un illustrateur doit penser à la fois à l’auteur, au lecteur et parfois même à l’éditeur.
– Ah ! a dit Anna. Des éditeurs de pacotille qui ne publient pas Platon. D’ailleurs, Madame reçoit gratuitement tous les livres qu’elle illustre et, sur le dernier livre, l’héroïne n’avait même pas les cheveux blonds alors qu’ils l’étaient dans l’histoire.
– Mais la couleur coûte cher! ai-je rétorqué en m’énervant. Et en plus, elle doit s’acquitter de la moitié du prix de certains livres !
C’était totalement impossible d’expliquer à Anna que les éditeurs n’aiment pas les impressions multicolores et qu’ils se plaignent des impressions bicolores, même s’ils savent qu’au moins une couleur doit être noire et qu’il est possible de dessiner des cheveux sans jaune pour qu’ils paraissent blonds.
– Ah, vraiment ! a dit Anna. Et quel est le rapport avec Platon, si je peux me permettre ?
Alors je perdais le fil de ce à quoi j’avais pensé depuis le début. Anna mélangeait les choses et finissait toujours par avoir raison. Mais parfois, j’aimais la pousser à bout. Je la laissais parler et parler de son enfance, jusqu’à ce qu’elle pleure, et je me postais à la fenêtre, me balançant sur mes talons et regardant en bas dans la cour. Ou alors je ne lui demandais rien, même si elle avait le visage gonflé et qu’elle jetait la pelle à poussière à travers la cuisine. Je pouvais pousser Anna à bout en étant polie avec ses amants, en leur posant sans cesse des questions sur ce qui les intéressait sans jamais partir. Et un autre très bon moyen était de déclarer d’une voix forte et traînante : “Madame veut du steak de veau pour dimanche”, avant de sortir aussitôt comme si Anna et moi n’avions rien d’autre à nous dire.
Anna s’est longtemps vengée à l’aide de Platon. Puis un jour, elle a eu pour amant un Homme du Peuple et elle s’est vengée en évoquant toutes ces vieilles livreuses de journaux qui se levaient à quatre heures alors que ces messieurs dormaient et se prélassaient au lit en attendant leur édition du matin. J’ai rétorqué qu’aucune vieille livreuse de journaux sur terre ne travaillait toute la nuit quand il fallait fabriquer un moule en plâtre pour un concours et que maman travaillait jusqu’à deux heures chaque nuit pendant qu’Anna dormait et se prélassait au lit, et alors Anna a dit de ne pas l’entraîner sur ce terrain et, du reste, Monsieur n’a reçu aucun prix la dernière fois ! Alors j’ai crié que c’était parce que le jury était injuste et elle a crié que c’était facile à dire, et moi, qu’elle ne comprenait rien parce qu’elle n’était pas artiste et elle que c’était facile d’être supérieure alors qu’on n’a même pas suivi de cours de dessin, et alors nous ne nous sommes plus parlé pendant plusieurs heures.
Quand nous avions toutes les deux fini de pleurer, je retournais dans la cuisine, où Anna avait accroché la couverture au-dessus de la table. Je pouvais alors construire ma cabane dessous si je ne me mettais pas dans ses jambes ni devant la porte du garde-manger. Je la construisais avec les chaises, les bûches et le tabouret. En fait, je le faisais par politesse, parce qu’on pouvait construire de bien meilleures cabanes sous la grande selle de sculpteur.
Une fois la cabane achevée, elle me donnait un peu de vaisselle. Je la prenais uniquement par politesse. Je n’aime pas faire semblant de cuisiner. Je déteste manger.
Une fois, il n’y avait pas de merisier à grappes sur le marché pour le premier juin. Maman doit avoir des fleurs de merisier à grappes pour son anniversaire, sinon elle meurt. C’est ce que lui avait dit une gitane quand maman avait quinze ans et, depuis, tout le monde se donnait beaucoup de mal pour lui trouver des merisiers. Parfois, ils fleurissent trop tôt et parfois, trop tard. Si on les cueille à la mi-mai, les feuilles bruniront sur les bords et les fleurs ne s’ouvriront jamais.
Mais Anna a dit :
– Je sais qu’il y a un merisier à grappes blanc dans le parc. Nous irons en cueillir quand il fera nuit.
Il faisait nuit assez tard, mais j’ai quand même eu le droit d’aller avec elle et nous n’avons pas dit un mot sur nos intentions. Anna m’a prise par la main, ses mains chaudes étaient toujours humides et, quand elle bougeait, elle dégageait un parfum brûlant et un peu effrayant. Nous avons descendu la Lotsgatan, traversé en direction du parc, et j’étais complètement pétrifiée de terreur, je pensais au gardien du parc, au conseil municipal et à Dieu.
– Papa ne ferait jamais une chose pareille, ai-je dit.
– Non, parce que Monsieur est bien trop bourgeois, a répondu Anna. On prend ce dont on a besoin, c’est comme ça.
Nous avions escaladé la clôture avant que je comprenne la chose incroyable qu’elle venait de dire, que papa était bourgeois. J’étais tellement stupéfaite que je n’ai pas eu le temps d’être offensée.
Anna s’est directement approchée du buisson blanc au milieu de la pelouse et a commencé à cueillir des fleurs.
– Tu cueilles mal ! lui ai-je sifflé. Fais-le correctement !
Anna était plantée dans l’herbe, les jambes écartées, et elle me regardait. Sa grande bouche s’est ouverte en un large sourire, découvrant ses belles dents, elle m’a prise par la main, s’est accroupie, et nous avons couru en nous faufilant sous les arbustes. Nous nous sommes dirigées vers un autre buisson blanc, et Anna regardait tout le temps par-dessus son épaule et s’arrêtait parfois derrière un arbre.
– Est-ce que c’est mieux comme ça ? a-t-elle demandé.
J’ai hoché la tête et serré sa main. Puis elle s’est mise à cueillir les fleurs. Elle tendait ses grands bras et sa robe la serrait de partout. Elle riait, cassait des branches, et les fleurs tombaient sur son visage. Je murmurais “arrête, arrête, ça suffit”, tellement terrifiée que j’ai failli faire dans mon pantalon.
– Tant qu’à voler, autant le faire correctement, a dit Anna calmement.
Elle avait les bras remplis de fleurs de merisier, qui lui couvraient le cou et les épaules et elle les tenait toujours fermement de ses grandes mains rouges. Nous avons de nouveau escaladé la clôture pour rentrer à la maison, et aucun gardien de parc ni aucun policier n’a jamais surgi.
Après, ils nous ont dit que nous avions cueilli les fleurs d’un buisson qui n’était pas un merisier à grappes. Elles étaient juste blanches. Mais maman s’en est quand même sortie et elle n’est pas morte.
Parfois, Anna se fâchait et criait :
– Je ne supporte plus de te voir! Va-t’en !
Alors je descendais dans la cour et je m’asseyais sur la poubelle où je brûlais des rouleaux de pellicules avec une loupe.
J’aime les odeurs. Celle des pellicules qui brûlent, de la chaleur, d’Anna, de la caisse d’argile, des cheveux de maman, l’odeur des fêtes et du merisier en grappes. Je n’ai moi-même pas encore d’odeur, du moins je ne crois pas.
En été, Anna avait une odeur différente, elle sentait l’herbe et dégageait un parfum encore plus brûlant. Elle riait plus souvent et on découvrait davantage ses grands bras et ses jambes.
Anna savait vraiment ramer. Elle donnait un seul coup et se reposait triomphalement sur les rames pendant que le bateau glissait sur le détroit en faisant jaillir des éclaboussures dans l’eau brillante du soir. Puis elle donnait un autre coup de rame, d’autres éclaboussures jaillissaient, et elle montrait combien elle était forte. Elle éclatait alors de rire, plongeait une des rames pour faire tourner le bateau et montrer qu’elle n’avait envie d’aller nulle part et se contentait de jouer. Finalement, elle laissait le bateau dériver, s’allongeait au fond pour chanter et, depuis le rivage, tout le monde l’entendait dans le soleil couchant et savait qu’Anna était allongée là, grande, heureuse, brûlante et se moquant de tout. Elle faisait ce qu’elle voulait.
Puis elle montait sur la colline, son corps se balançant lentement, cueillait parfois une fleur. Anna chantait aussi quand elle faisait du pain. Elle pétrissait la pâte, la battait, la tapotait et façonnait des petites boules qu’elle jetait dans le four exactement comme il fallait. Elle refermait la porte, s’étirait et s’exclamait :
– Houla ! Ça brûle !
J’aime Anna l’été et je ne cherche jamais à la pousser à bout.
Parfois, nous allions dans la vallée des diamants. C’est une plage où tous les galets sont ronds et précieux. Ils ont une très jolie couleur. Ils sont beaux sous l’eau, mais quand on les frotte avec de la margarine, ils restent toujours beaux. Nous y allions quand maman et papa travaillaient en ville et, après avoir ramassé beaucoup de diamants, nous nous asseyions près du ruisseau qui descendait de la montagne. Il ne coulait qu’à la fin du printemps et à l’automne. Nous construisions des cascades et des barrages.
– Il y a de l’or dans le ruisseau, a dit Anna. Cherche-le.
Je n’ai jamais vu d’or.
– Il faut le mettre toi-même, a dit Anna. L’or est magnifique dans l’eau brune. Et il prolifère. De plus en plus d’or.
Alors je suis rentrée à la maison et j’ai récupéré tout l’or que nous possédions ainsi que les perles. J’ai tout mis dans le ruisseau et c’est devenu incroyablement beau.
Anna et moi étions allongées à écouter le ruisseau, et elle chantait La Fiancée au Lion. Elle est entrée dans l’eau, a attrapé le bracelet en or de maman avec ses orteils, l’a relâché en éclatant de rire.
– J’ai toujours eu envie d’or véritable.
Le jour suivant, tout l’or avait disparu et les perles aussi. J’ai trouvé ça étrange.
– On ne sait jamais avec les ruisseaux, a dit Anna. Parfois, l’or prolifère et parfois il va droit dans la terre. Mais il peut ressortir, si on n’en parle jamais.
Puis nous sommes rentrées à la maison et nous avons fait des crêpes.
Le soir, Anna a retrouvé son nouvel amant près de la balançoire du village. C’était un Homme d’Action et il pouvait pousser la balançoire si fort qu’elle faisait des tours complets, et la seule qui osait rester assise au quatrième tour était Anna.


L’auteure…

Qui es-tu Tove Jansson, mère des Moumines et icône finlandaise ?

[d’après LINSTANTNORDIQUE.COM] Dans les mémoires collectives, Tove Jansson n’est personne d’autre que la créatrice incontournable des Moomins. À l’instar de l’orthographe changeante des petits trolls – Muumin, Moomin, Moumine -, cette icône de la culture finlandaise a mené une multitude de vies.

Tantôt romancière, tantôt sculptrice ou peintre, Tove Jansson était une femme accomplie, fière et guidée par des valeurs avant-gardistes qui se retrouvent dans toutes les œuvres de sa carrière. Dans les aventures de Moomintroll évidemment, mais également dans ses choix de vie ; première personnalité féminine ouvertement homosexuelle, propriétaire d’une île déserte, irrévérencieuse envers les idéologies conservatrices et surtout esprit libre et insaisissable.

L’enfance bohème de Tove Jansson

Née en 1914 à Helsinki, Tove Jansson est la première enfant du couple Jansson-Hammarsten, un duo d’artistes suédophone en quête de reconnaissance à Helsinki. En analysant a posteriori sa carrière, il est frappant de constater à quel point Tove Jansson représente le fruit de l’union de ses parents. Sa mère, Signe Hammarsten, est illustratrice renommée et son père, Viktor Jansson, sculpteur et lecteur passionné. En compagnie de ses deux jeunes frères, la petite famille ouverte d’esprit et bohème détonne au moment où la Finlande se déchire en 1918. Une guerre civile éclate, ce qui n’empêchera pas le couple de nourrir leurs progénitures de contes et de fables.

Au début des années 1920 déjà, son père est convaincu qu’ils ont transmis la fibre artiste à leur fille. Il rédige même une lettre à sa femme pour lui faire part de son intuition. Pas encore adolescente, Tove Jansson commence par épauler sa mère pour la soulager des commandes qui affluent. « La maison et l’atelier ne faisaient qu’un […] sans distinction claire entre le travail et la vie de famille » … Un schéma familial intense qui l’accompagnera tout au long de sa vie, à cheval entre sessions de travail interminables et moments de contemplations infinis.

Le Paris de la Belle Époque l’intrigue, elle qui a davantage voyagé dans ses pensées que dans la réalité. Elle part étudier à l’École des Beaux-Arts, mais se heurte au conformisme culturel. Déçue et indignée par son expérience, elle trouve refuge chez une artiste suisse basée dans la capitale française, reconnue pour son approche radicale de la peinture et du dessin. Tove Jansson n’aura eu de cesse d’afficher des marques de reconnaissance auprès de sa famille. En témoigne le projet qu’elle considérait comme l’œuvre la plus aboutie de sa jeunesse : le portrait réaliste des Jansson au grand complet, en format large et peint à l’huile. L’accueil de son tableau fut moins honorable qu’elle l’eu espéré, les critiques se concentrant davantage sur la technique que sur l’originalité de l’œuvre. Touchée, l’artiste en construction délaisse la peinture pour l’illustration. À tout juste 30 ans, elle ne sait pas encore, mais elle s’apprête à se lancer dans le chef d’œuvre de sa vie : les Moomins.

Tove Jansson, la mère des Moomins

Si la France ne lui a pas laissé sa chance, elle aura au moins eu le mérite d’être à l’origine du projet onirique de Tove Jansson : la création d’un univers fantaisiste pour enfant, les Moumines (« Moomin » en version finlandaise). La Seconde guerre mondiale achevée, Tove Jansson ressent le besoin de partager des moments d’évasion à ses compatriotes. Elle publie alors le premier épisode des Moomins en 1945 pour rendre hommage à la culture et au folklore finlandais.

Dans une lettre adressée à un ami, Tove Jansson met des mots sur cette envie de légèreté. De ce projet, elle espère faire rejaillir la part d’humanité de chacun d’entre nous et nous rappeler que le monde et la vie ont d’abord été construits grâce à l’amour et la générosité. Tove Jansson écrit alors : « Lorsque je me suis senti déprimée et que j’ai voulu m’éloigner de mes sombres pensées pour me tourner vers autre chose… [ndlr : son échec à Paris et la guerre] … je me suis glissée dans un monde incroyable où tout était naturel et sans gravité. Et surtout où tout était possible. »

À l’instar des Barbapapa, les Moomins sont une famille de personnages dessinés habitant dans le verdoyant univers de Moominvalley. Attachées à leur environnement paisible, les Moumines n’hésitent pas à sortir de leur zone de confort pour explorer des contrées lointaines, à leurs risques et périls. Des épisodes teintés de moral et d’humour qui offrent généralement un double niveau de lecture – pour les petits et pour les grands.

En une décennie, les aventures de Moomintroll traversent les frontières finlandaises et suédoises. Le London Evening News achète les droits d’illustration de Tove Jansson. La peintre désavouée par les critiques prend sa revanche en publiant tous les soirs ses comics strips dans le grand journal britannique du soir de l’époque. Durant 15 ans, les lecteurs s’attacheront à ses dessins d’illustration. Le succès est tel que les Muumins sont adaptés à la télévision, au cinéma, au théâtre et même à l’opéra ! La frénésie populaire du départ s’empare de toutes les couches de la société anglaise et occidentale. 10 millions de livres sont vendus, faisant des Moomins l’un des premiers marqueurs générationnels mondial ! Au Japon, les Muumins sont ainsi de véritables icônes de la culture populaire et les produits dérivés se vendent comme des petits pains. Moins réputée en France, Tove Jansson a cependant reçu le Prix du Patrimoine au festival d’Angoulême il y a quelques années. […] En véritable ambassadrice de son univers des Moumines, Tove Jansson aime à prendre les apparences tantôt de Moomintroll ou Moominmamma. À travers ses personnages fictifs, elle trouve le moyen subtil de délivrer des messages, parfois politiques, souvent pertinents, dans le but de faire évoluer les mentalités sur des questions sociétales aussi importantes que celle de la place de l’amour, de la solidarité, de l’esprit de l’effort collectif ou de la transmission intergénérationnelle.

Sa notoriété se matérialise jusque dans les hautes sphères de Stockholm, où les hommes d’affaires eurent un temps le – mauvais – goût de porter des cravates à l’effigie des Moomins. À aucun moment cependant, l’artiste finlandaise n’a souhaité renier ses valeurs. En atteste par exemple sa perception du devoir de célébrité, relaté dans une de ses correspondances. Alors que son frère chéri Lars – à qui elle donnait l’affectueux nom de Lasse – avait envoyé des poèmes à Dorothy Parker, la scénariste américaine n’a jamais daigner lui répondre.

L’île déserte, son amour pour toujours

L’histoire des Moumines et de l’œuvre artistique de Tove Jansson est intimement liée à celle de Klovharu, une île finlandaise située dans l’archipel de Pellinki. Un havre de paix posé au milieu de la Baltique et une source d’inspiration intarissable pour cette artiste libre et audacieuse. Dès sa plus tendre enfance, elle s’imaginait gambader au milieu d’une nature luxuriante, sans danger et en harmonie avec les éléments. En grandissant, la fille d’Helsinki souhaitait à tous ceux qu’elle aimait de posséder une île sans adresse. Ce sera finalement à quelques encablures du village de Söderby qu’elle trouvera son paradis. Un peu plus rocailleux que celui de ses rêves, Tove Jansson y passera tous ses étés jusqu’à sa mort à 86 ans.

Helsinkienne d’origine, elle met du temps à se conformer à la société finlandaise. Plus à l’aise en suédois qu’en finnois, elle rédige la majorité de ses écrits en suédois. Tove Jansson fait partie des « finlandssvenska », cette minorité finlandaise suédophone généralement issue de la bourgeoisie. Les valeurs sont d’ailleurs plus proches des pays occidentaux, ce qui lui permettra de faire les rencontres bienvenues dans sa quête de renommée. Lorsqu’elle ne réside pas dans le quartier Art Nouveau d’Helsinki, Klovharu fait office d’échappatoire nécessaire en fuyant les cercles aristocratiques de la capitale finlandaise. À Söderby, tout le monde parle suédois et laisse Tove Jansson parcourir cette île envoûtante. Dans la série des Moumines, Tove la dessinatrice ajoute de nombreux éléments tirés de ses séjours dans l’archipel. Une vie en autarcie qu’elle chérissait sans retenue avec sa compagne Tuulikki Pietilä.

Une carrière couronnée de succès mais éprouvante pour celle qui est considérée comme l’une des figures les plus importantes de la littérature finlandaise de l’Histoire. Une Moominmamma adorée au pays des mille lacs sur laquelle sont braqués tous les projecteurs. Elle reconnaît en 1963 la difficulté de trouver un équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle qu’impose son rôle d’ambassadrice : « J’ai été réveillée par une autre équipe de télévision qui voulait un commentaire sur la situation culturelle du moment. J’ai encore des masses à régler avec la famille et les cousins, les représentants de la culture des enfants, les traducteurs et les galeries d’art. . . . J’ai l’impression d’être un peu arrogante, mais je fais tout mon possible pour maintenir mon image : une enfant de la nature, douce, cultivée, en perpétuel émerveillement. » On comprend mieux son attachement viscéral à son île isolée qui signe un retour à une vie plus ordinaire.

Plus tard, Tove Jansson exprimera davantage son malaise à travers des lettres de correspondance. Elle aura à cœur de toujours commencer ses rédactions par une note positive cependant. Au fur et à mesure, son image de personnage public deviendra plus confidentielle. Seules quelques proches continueront de recevoir des nouvelles de Tove Jansson, souvent sous forme de lettre ouverte, déversoir de ses humeurs autant que de sa vie intérieure. Cet esprit ouvert et libre originel laissera place à un travail artistique plus complexe qui s’exprimera dans ses œuvres textiles, ses peintures et ses romans pour adultes. Signe d’un besoin de solitude, son atelier d’Helsinki autrefois vivant connaîtra plusieurs périodes de fermetures, comme si elle souhaitait mettre la clé sous la porte aux intrusions indésirables de sa vie romantique.

Écrivaine, plasticienne, peintre : une artiste complète

La majorité d’entre nous connaît Tove Jansson l’illustratrice audacieuse. Mais la créatrice des petits hippopotames blancs, les Moumines, s’adonnait encore davantage aux autres arts. Romancière, plasticienne, sculptrice : elle passait un temps incalculable penchée sur ses plans de travail, tantôt dans son atelier, tantôt chez des amis artistes ou sur son île déserte. En réalité, sa vraie passion fut la peinture. Durant toute sa carrière, ses talents de peintre hors du commun lui ont rapporté bien plus que ses succès littéraires. Elle peut s’enorgueillir d’avoir réalisé une multitude de peintures murales pour des bâtiments officiels ou des sièges sociaux à Helsinki et partout en Finlande. Un gagne-pain bienvenu et nécessaire pour s’offrir le matériel coûteux qu’elle devait se procurer pour ses autres hobbies artistiques.

Cette vie multiple, elle n’aurait pu la mener sans un atelier à sa disposition. Le désormais célèbre Ullanlinnankatu 1 au cœur d’Helsinki avait tout ce dont Tove Jansson espérait. Pourtant loin des standings des résidences d’artistes d’Europe, son petit atelier représentait le lieu de création idéal à ses yeux. En découvrant la pièce de 7,7 mètres de côté en 1944, voici ce qu’elle pensait : « Avec les bombardements, c’était horrible, plus de fenêtres, des fissures partout, des pans de mur effondrés, la cuisinière et les radiateurs tout a été détruit. » Un confort spartiate qui ne l’empêcha pas d’y passer le plus clair de son temps, même durant les hivers vigoureux de Finlande.

Lieu de rencontres, de fêtes et de vie – elle dormait dans une mini chambre adjacente -, son atelier lui permis de réaliser son rêve d’enfant : un endroit à son image où les pensées sont libres et les jugements interdits. Un rêve d’autant plus symbolique qu’elle en fit l’acquisition à la fin d’une des nombreuses menaces d’expulsion qui la visait depuis 10 ans. Tove Jansson fera appel à un couple d’amis designer, Reima et Raili Pietilä pour le moderniser en 1962. L’atelier mythique de Tove Jansson est resté intact depuis lors. Depuis une quinzaine d’années, des visites guidées y sont proposées et permettre de se plonger dans la peau de l’artiste finlandaise homosexuelle la plus connue au monde.

Tove Jansson, une icône engagée

Aujourd’hui encore, Tove Jansson fait figure d’icône culturelle adorée des enfants, admirée par les adultes. À sa mort en 2001, elle laisse derrière elle une œuvre considérable : peintures, romans, livres et contes pour enfants, couvertures de magazines, dessins animés politiques, livrets… Celle qui a conquis le cœur des bédéphiles (les amateurs de bandes dessinées) grâce aux 9 éditions des Moomins fut autant appréciée par son savoir-être que son audace artistique.

Dans la biographie Tove Jansson: Work and Life, l’historienne Tuula Karjalainen souligne bien les positions avant-gardistes de l’artiste finlandaise, notamment dans ses choix de vie personnels. En effet, elle partagera son quotidien avec un homme sans être mariée, une anomalie à l’époque, avant d’enchaîner quelques relations avec des femmes. Ses liaisons homosexuelles sont restées secrètes un moment avant d’être dévoilées, quand on sait que l’homosexualité était passible d’une peine de prison ou à l’internement psychiatrique jusque dans les années 1950. Elle dû même changer de numéro de téléphone suite aux appels incessants de personnes l’accusant d’avoir vendu son âme ou de s’être auto-censuré au profit de la réalisation d’œuvres commerciales.

On retrouve néanmoins des arguments opposés dans l’avant-propos de Fair Play rédigé par Ali Smith : « Dans sa production littéraire pour adultes comme dans le reste de son œuvre, Tove Jansson a fait preuve d’une assez grande radicalité dans la forme comme dans le choix des thèmes abordés, une radicalité là aussi empreinte de la tranquillité profonde qui est le propre de toute sa création. » La clarté stylistique de Jansson « mène à une transparence baignée de mystère », et ses livres mettent en scène « des personnages qui ne sont pas habituellement présents en littérature, ou auxquels les écrivains ne laissent habituellement que peu de place. »


En savoir plus…


[INFOS QUALITE] statut : validé| mode d’édition : partage, recension, correction et iconographie | sources : librel.be ; linstantnordique.com | auteur-contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © carllarsson.se ; © lapeuplade.com.


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