RINGELHEIM : La seconde vie d’Abram Potz (2005)

Ce qu’ils en disent…

[ESPACENORD.COM] « J’ai tué un homme qui ne m’avait rien fait. Moi ! Moi, Abram Potz, de mes mains crevardes et frigides, sans mobile apparent, j’ai jeté un homme à la mort. J’ai aboli une âme. Et voici que ce premier crime m’apporte, je ne dirai pas la joie de vivre – je n’en demande pas tant -, mais une raison de différer mon trépas. Je suis moins pressé de mourir, je sens en moi une alacrité nouvelle… » Abram Potz, psychanalyste juif ashkénaze au rancart, vieillard disloqué, à la mémoire vacillante mais perverse, au sexe grabataire mais têtu, promène sa décrépitude dans les rues de Paris. Il observe avec une délectation amère la répulsion et l’effroi que, partout, son apparition suscite. Et il ricane : Ô jeunesse ennemie ! Pour se venger de sa déréliction et conjurer le désespoir, il se lance en claudiquant dans une carrière d’assassin. Il rêve d’un procès d’assises en guise de cérémonie des adieux, où, face à une société ingrate, il proclamerait les droits de l’homme vieux. Ses confessions nous plongent, avec un cynisme attendrissant et un humour implacable, dans les affres de la vieillesse.

[CRITIQUESLIBRES.COM] Bien remplie, la seconde vie d’Abram Potz. Bien remplie mais courte. Forcément. A quatre-vingt six ans, on ne peut pas dire qu’on l’a devant soi, sa vie. Alors, pour ce qu’il en reste, pourquoi ne pas s’amuser un peu ? Pourquoi ne pas reprendre pour soi le programme de Thomas de Quincey : De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts ? Devenir le doyen mondial des tueurs en série ? Passer à la postérité en bravant à la chaîne l’interdit capital ? Aussi tôt dit aussitôt fait : « J’ai tué un homme qui ne m’avait rien fait« . L’incipit est là, sobre et brutal. Le roman sera le récit de ce premier meurtre et de ceux qui le suivront.
« Je suis un psychanalyste juif ashkénaze en voie de décomposition, à la mémoire déclinante, à l’intelligence essoufflée, au sexe grabataire. » Tout Potz tient dans cet autoportrait. Tout Potz que nous découvrirons tour à tour psychanalyste (il lui reste quelques clients), juif (qu’est-ce qu’un juif ? Le juif, c’est l’autre.), déclinant des neurones (le combat permanent contre Alzheimer), paralysé du sexe (malgré le dévouement patient de certaines dames). Tout cela et bien plus : vieux. Vieux portant comme un fardeau l’horreur de la déchéance et décidé à se venger des jeunes : « Ô jeunesse ennemie ! Je hais les jeunes autant que je leur fais horreur. Eux et moi nous sommes faits pour nous haïr : ils sont ce que je fus, je suis ce qu’ils seront. » A travers ces échos de Corneille perce un nihilisme à la Cioran qui trouvera bientôt un autre exutoire que les mots. « La solitude du vieillard est un avant-goût du néant. » Après Cioran, c’est Sartre que revisite Abram Potz : « l’enfer, c’est les jeunes. » Enfin vient le tour d’Autant-Lara, avec cette exclamation qui rappelle le Gabin de La traversée de Paris : « Salauds de jeunes ! »
C’est qu’elle est lourde à porter, la vie d’un vieillard. C’est qu’il est souvent cruel, le regard des jeunes, ou seulement des moins vieux. C’est que ce n’est peut-être pas la mort qui est notre ennemie, mais ce lent pourrissement sur pied : la vieillesse. Potz décrit ce compagnonnage avec un mélange d’ironie et de lucidité : « Chaque soir, quand je me couche, je pense que j’ai des chances sérieuses de ne pas me réveiller. Alors, à toutes fins utiles, je me dis adieu. » « C’est peu dire que la mort rôde : elle est collée à mon dos comme une ventouse. Qu’est-ce qu’elle attend ? Assis dans mon fauteuil, je tue le temps. Faux : on ne tue pas le temps, c’est lui qui nous tue. » « La peine de mort, je la demande comme une grâce : la peine de vie est pour moi la peine capitale. »
Alors, pour tuer le temps, Potz tue. Un peu au petit bonheur, la première fois. Puis avec méthode, avec application. Avec talent. Sous le regard, ou presque, du juge Goth (God ?), le héros du premier roman de Foulek Ringelheim qui joue un peu le rôle du personnage reparaissant donnant une cohérence à cette œuvre naissante. Sous le regard, aussi, de l’analyste qui est en lui : après le premier meurtre, Potz se sent fatigué, il a beaucoup marché, ses chevilles sont enflées d’œdème. œdipe, oui. Tuer, c’est toujours un peu tuer le père. Ou le Père.
Et la geste de Potz ira jusqu’à son terme. Potz partagé entre le désir de mourir à son tour, de voir ses actes enfin reconnus, de connaître l’apothéose d’un beau procès ou, simplement, d’un belle fin, d’un dénouement de tragédie. Un dénouement bien juif, somme toute, qui évoque aussi celui du Rhinocéros d’Ionesco. Un dénouement faute de mieux, peut-être. Faute de pouvoir mettre en œuvre ce suprême fantasme d’Abram Potz, cet ultime sacrilège de vieux clown : « Dommage que l’on ne puisse mourir à volonté, d’une bonne poussée, comme on vide ses intestins, comme on évacue un calcul aux reins. On pousserait, on pousserait, et on expulserait son âme comme un excrément. On mourrait dans son froc. Comme ce serait simple. »


RINGELHEIM Foulek, La seconde vie d’Abram Potz est paru chez Luc Pire en 2005. Il est disponible chez Espace Nord depuis 2014.

FR

EAN 978-2-930646-93-0

192 pages

Disponible en grand format, ePub et poche.


Ce que nous en disons…

C’est en juriste qui connaît les mots (sa matière première, l’objet de son artisanat) que Ringelheim préfère « seconde vie » à « deuxième vie. » Après deuxième vient troisième, etc., alors que second est final. Quand on a les orteils (froids) au bord du vide, il est toujours possible de céder aux roucoulements suaves de la Camarde. Il est également jouable de se réinventer une dignité rien qu’à soi, dans l’état bien connu de l’after. Potz est un vrai vieux dégoûtant, un authentique Pervers Pépère que ni Gotlib, ni Wolinski, n’auraient renié : Carmen Cru doit être une fan inconditionnelle. Reste que, la goutte au nez, sa superbe est jubilatoire et elle promène dans un cabas pourri les vraies questions, celles dont les minettes effarouchées ne se doutent pas encore. Lisez, lisez plus, lisez mieux…

Patrick Thonart


Bonnes feuilles… (de mémoire)

Après-midi

Mon/ton/ son/ ma/ta/ sa… notre/votre/leur… nos/vos/leurs. Mon tonton, nos voleurs. Paul Linbourg, l’instituteur, nous apprend les adjectifs possessifs en chantant. Il bat la mesure des deux mains, son gros crayon rouge et bleu dans la droite, sa règle dans la gauche. Mon tonton, nos voleurs. Je fous, nous foutons, vous foutrez, que je foute, foutant, foutu. Limbourg porte des pantalons noirs à rayures grises et des jarretelles aux mollets pour retenir ses chaussettes. Nos voleurs ! Je fais un clin d’ œil à Jean Massin. Hier, après les cours, nous sommes entrés dans la classe par la fenêtre et nous avons volé des bons points et des cartes d’honneur dans le bureau de l’instituteur. Nous avons pris aussi les collections d’images de chocolat qu’il nous avait confisquées : les voyages de Gulliver.

Or Perrette ayant dansé tout l’été ouvre un large bec, laisse tomber sa proie et aperçoit deux yeux qui flamboyaient… Booz dormait, il avait deux trous rouges au côté droit et les enfants du loup se jouaient en silence, tandis que le lièvre, n’ayant que les os et la peau s’enfuit et court encore : que vouliez-vous qu’il fit contre trois ? Songe, songe, Céphise, à Ulysse qui fit un beau voyage et conquit la toison ou à Tytire qui petulae recubans sub tegmine fagi… Ô puissance du temps ! Ô légères années ! Ô Lac, où un noyé pensif parfois descend… c’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes… Dites, avons-nous assez navigué dans une onde mauvaise à boire ? Ô seigneur, c’est sur cette pierre, où elle venait s’asseoir, que j’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre, tandis que le jour rayonnait dans un azur sans bornes… alors, alors un soir de demi-brume à Londres, nous nous vîmes trois mille en arrivant au port ; ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés et le dieu Kneph en tremblant ébranlait l’univers… où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale, car Raminagrobis fait en tous lieux un étrange carnage. Fi, vous dis-je.

J’ai recraché tout ça d’une traite. La mémoire du cœur est immortelle…


L’auteur…

© cclj.be

Né en 1938 à Ougrée, Foulek Ringelheim a été avocat puis magistrat, membre du Conseil supérieur de la justice et rédacteur en chef de la revue Juger. Son roman La Seconde Vie d’Abram Potz a reçu le prix France-Communauté française de Belgique en 2004 et le prix des lycéens en 2006. Foulek Ringelheim est décédé le 15 septembre 2019.


[INFOS QUALITE] statut : validé| mode d’édition : partage, recension, correction et iconographie | sources : librel.be ; espacenord.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © bx1.be ; © cclj.be.


Lire encore en Wallonie-Bruxelles…bx1.be