[ALBIN-MICHEL.FR] Dans ce deuxième volet de la trilogie qu’il consacre à l’Homo faber, Richard Sennett se fait tour à tour historien, sociologue, philosophe ou anthropologue pour étudier cet atout social particulier qu’est la coopération, soit les liens entre les individus. « La coopération, nous dit-il, c’est agir avec quelqu’un qu’on ne connaît pas, avec lequel il y a des dissonances, des frictions, mais avec lequel on peut néanmoins faire des choses ; c’est un moyen d’interaction qui existe en dépit de la solidarité ; c’est multiplier des liens sociaux, plus informels et plus libres. » De la coordination des tâches dans l’atelier de l’imprimeur aux répétitions d’un orchestre, Richard Sennett nous fait découvrir de nombreuses expériences de communauté et d’actions collectives qui proposent une vision critique des sociétés capitalistes contemporaines et des pistes de réflexion pour en améliorer le fonctionnement. La richesse des références, l’originalité des points de vue, la liberté du style font d’Ensemble un livre singulier et engagé. Et si, pour aller mieux, il suffisait d’accepter que nous sommes dépendants les uns des autres ? Richard Sennett est une des figures les plus originales de la critique sociale aujourd’hui. On lira de lui aux Éditions Albin Michel, Le Travail sans qualité, Respect, La Culture du nouveau capitalisme, Ce que sait la main et Bâtir et Habiter.
SENNETT Richard, Ensemble. Pour une éthique de la coopération est paru chez Albin Michel en 2014 dans une traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat (collection Espaces Libres Poche).
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EAN 9782226253705
384 pages
Disponible en grand format, ePub et poche.
Ce que nous en disons…
De nouvelles pespectives à explorer. Lecture un peu lourde mais gratifiante…
Le tribalisme associe solidarité avec ses semblables et agression contre ceux qui sont différents. C’est une pulsion naturelle, puisque la plupart des animaux sociaux sont tribaux ; ils chassent en meute, arpentent des territoires à défendre ; la tribu est nécessaire à leur survie. Dans les sociétés humaines, cependant, le tribalisme peut se révéler contre-productif. Les sociétés complexes comme la nôtre ont besoin de travailleurs qui passent les frontières, réunissent des ethnies, des races et des religions diverses, et engendrent des formes de vie familiale et sexuelles différentes. Imposer un seul et même moule culturel à toute cette complexité serait politiquement répressif et reviendrait à se raconter des mensonges. Le “soi” est un composé de sentiments, d’affiliations et de comportements qui s’ajustent rarement les uns aux autres ; tout appel à l’unité tribale réduira cette complexité personnelle.
Aristote fut peut-être le premier philosophe occidental à s’inquiéter de l’unité répressive. Il concevait la cité comme un ‘sunoi kismos’, un rassemblement de gens issus de diverses tribus familiales – chaque ‘oikos’ ayant son histoire, ses allégeances, ses biens et dieux familiaux. Pour les besoins du commerce et du soutien mutuel au cours de la guerre, ‘la cité est composée non seulement d’une pluralité d’individus, mais encore d’éléments spécifiquement distincts : une cité n’est pas formée de parties semblables’ ; la cité oblige donc les gens à penser aux autres et à traiter avec des personnes qui ont des loyautés différentes. De toute évidence, l’agression mutuelle ne saurait assurer la cohésion d’une ville, mais Aristote est plus subtil dans l’énoncé de son précepte. Le tribalisme, explique-t-il, suppose que l’on croie savoir à quoi ressemblent les autres sans les connaître ; faute d’expérience directe des autres, on se rabat sur de redoutables fantasmes. En version moderne, cela donne l’idée de stéréotype.
Et sur la conversation : sera-t-elle dialectique ou dialogique… ?
Il existe une analogie entre la répétition musicale et la conversation verbale, mais elle cache une énigme. La conversation entre musiciens consiste largement en mouvements de sourcils, grognements, coups d’œil et autres gestes non verbaux. Là encore, quand les musiciens veulent expliquer quelque chose, ils montrent plus souvent qu’ils ne disent : ils jouent tel ou tel passage, laissant les autres interpréter ce qu’ils font. J’aurais du mal à expliquer verbalement ce que j”entends quand je dis “peut-être plus espressivo”. Dans une conversation, au contraire, il nous faut trouver les mots.
La répétition musicale ressemble pourtant aux discussions où la capacité d’écoute des autres devient aussi importante que de savoir s’exprimer clairement. Le philosophe Bernard Williams fustige le “fétichisme de l’assertion”, l’inclinaison à enfoncer le clou comme si rien d’autre ne comptait. L’écoute ne figure pas en bonne place dans ce genre de joute verbale ; l’interlocuteur est censé admirer et acquiescer, ou contrer sur un ton tout aussi assertorique -le dialogue de sourds bien connu dans la plupart des débats politiques.
Et même si un orateur s’exprime maladroitement, le bon auditeur ne saurait s’appesantir sur cette insuffisance. Il doit répondre à l’intention, à la suggestion, pour que la conversation suive son cours.
Ecouter soigneusement engendre deux sortes de conversations : dialectique et dialogique. Dans la dialectique, ainsi qu’on l’apprend à l’école, le jeu verbal des opposés doit progressivement conduire à une synthèse ; la dialectique commence dans ce passage de la Politique où Aristote observe que, même si nous utilisons les mêmes mots, nous ne pouvons dire que nous parlons des mêmes choses ; l’objectif est d’arriver en fin de compte à une intelligence commune. Tout l’enjeu de la dialectique est de savoir détecter ce qui pourrait établir un terrain d’entente.
Dans un petit livre judicieux sur la conversation, Theodore Zeldin écrit à ce propos que le bon auditeur détecte le terrain d’entente davantage dans ce qu’une autre personne suppose que dans ce qu’elle dit. L’auditeur élabore ce qui est supposé en le verbalisant. On saisit l’intention, le contexte, on le rend explicite et on en parle. Une autre espèce de compétence apparaît dans les dialogues platoniciens, où Socrate se révèle excellent auditeur en reformulant “en d’autres mots” ce que déclarent les participants à la discussion -or, la reformulation n’est pas exactement ce qu’ils ont vraiment dit ni, en fait, voulu dire. L’écho est en réalité un déplacement. C’est pourquoi la dialectique dans les dialogues platoniciens ne ressemble pas à une discussion, à un duel verbal. L’antithèse d’une thèse n’est pas “Bougre de crétin, tu as tort”. Il y a inévitablement des malentendus et des désaccords, des doutes qui sont mis sur la table ; les interlocuteurs doivent alors s’écouter plus attentivement.
Il se passe quelque chose de voisin dans la répétition d’un morceau de musique quand un musicien observe : “Je ne pige pas ce que tu fais, c’est comme ça ?” La reformulation vous amène à réfléchir à nouveau au son et, le cas échéant, à procéder à un ajustement, sans copier pour autant ce que vous avez entendu. Dans la conversation quotidienne, c’est le sens de l’expression courante “lancer une idée” ; où ces balles verbales peuvent tomber peut être une surprise pour tout le monde.
Le mot “dialogique” est une invention du critique littéraire russe Mikhaïl Bakhtine pour désigner une discussion qui n’aboutit pas à la découverte d’un terrain d’entente. Bien qu’on ne puisse trouver d’accords partagés, l’échange peut permettre aux gens de prendre conscience de leurs vues et d’approfondir leur compréhension mutuelle. “Professeur, votre note supérieure sonne dur” inaugura un échange dialogique dans la répétition de l’Octuor de Schubert. Bakhtine appliqua le concept d’échange tricoté mais divergent à des auteurs comme Rabelais et Cervantes, dont les dialogues sont l’exact contraire de l’accord convergent de la dialectique. Les personnages de Rabelais partent dans des directions apparemment hors sujet que les autres saisissent au passage ; dès lors, la conversation s’épaissit, les personnages s’éperonnant mutuellement. Il arrive que les grandes interprétations de musique de chambre rendent quelque chose de proche. Les musiciens n’ont pas l’air tout a fait sur la même page, le morceau joué a plus de texture, plus de complexité, mais les instrumentistes s’incitent mutuellement : c’est aussi vrai en musique classique que dans le jazz.
Bien entendu, la différence entre dialectique et conversation dialogique n’est pas du type ou bien / ou bien. Comme dans la version de la conversation dialectique chère à Zeldin, le mouvement en avant de la conversation dialogique vient de ce que l’on prête attention à ce qu’une autre personne laisse entendre mais ne dit pas ; comme dans l’astucieux “en d’autres termes” de Socrate, dans une conversation dialogique les malentendus peuvent en fin de compte éclairer la compréhension mutuelle. Au cœur de toutes les compétences d’écoute, il y a la saisie de détails concrets, de spécificités, pour que la conversation aille de l’avant.
Ceux qui écoutent mal se rabattent sur des généralités quand ils répondent ; ils ne prêtent pas attention à ces petites phrases, aux mimiques ou aux silences qui ouvrent une discussion. Dans la conversation verbale, comme dans la répétition d’un morceau de musique, l’échange commence à la base, il est d’essence.
Les anthropologues et sociologues sans expérience doivent relever un défi particulier quand ils mènent les discussions. Ils sont parfois trop prompts à réagir, à aller où leurs sujets les conduisent ; ils ne discutent pas, ils veulent montrer qu’ils sont réactifs, sensibles. Se cache ici un problème de taille. Un excès d’identification avec l’autre est de nature à ruiner une conversation dialogique.
Sennett évoque souvent ce qu’il appelle le “triangle social” fondement de la coopération :
Ce sont les trois éléments sur lesquels repose historiquement une coopération réussie dans la société et, en particulier, dans le monde du travail. Il s’agit, en premier lieu, du respect mutuel entre des figures d’autorité honnêtes et des subordonnés fiables. Ensuite, du soutien entre les salariés, notamment lorsque l’un d’entre eux pouvait traverser une passe difficile, un divorce par exemple. Enfin, il y a la capacité de tous à se mobiliser pour le collectif en cas de crise. Or ce triangle a tendance à s’éroder…
L’auteur…
SENNETT, Richard (né en 1943) est sociologue et professeur à la prestigieuse London School of Economics et à la New York University. Ses essais l’ont imposé en Europe comme une des figures les plus originales de la critique sociale aujourd’hui (Prix international de sociologie « Amalfi » [1999], Prix Hegel [2007], Prix Spinoza [2010], Prix européen de l’essai décerné par la Fondation Charles Veillon [2016] et Prix Bruno Kreisky [2018]). Il a publié chez Albin Michel : Le Travail sans qualités (2000), Respect (2003), La Culture du nouveau capitalisme (2006), Ce que sait la main (2010), et Ensemble (2014).
[PUF.COM] La situation est inédite. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons disposé d’autant d’informations et jamais nous n’avons eu autant de temps libre pour y puiser loisir et connaissance du monde. Nos prédécesseurs en avaient rêvé : la science et la technologie libéreraient l’humanité. Mais ce rêve risque désormais de tourner au cauchemar. Le déferlement d’informations a entraîné une concurrence généralisée de toutes les idées, une dérégulation du « marché cognitif » qui a une fâcheuse conséquence : capter, souvent pour le pire, le précieux trésor de notre attention. Nos esprits subissent l’envoûtement des écrans et s’abandonnent aux mille visages de la déraison. Victime d’un pillage en règle, notre esprit est au cœur d’un enjeu dont dépend notre avenir. Ce contexte inquiétant dévoile certaines des aspirations profondes de l’humanité. L’heure de la confrontation avec notre propre nature aurait-elle sonné ? De la façon dont nous réagirons dépendront les possibilités d’échapper à ce qu’il faut bien appeler une menace civilisationnelle. C’est le récit de cet enjeu historique que propose le nouveau livre événement de Gérald Bronner.
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BRONNER Gérald, Apocalypse cognitive est paru aux Presses Universitaires de France (PUF) en 2021.
En novembre 1989, le mur de Berlin tombait. Encore un peu jeune pour comprendre pleinement la portée d’un tel événement, je voyais bien qu’il s’agissait de quelque chose de joyeux : les gens acclamaient, dansaient. Cette même année, les sinistres Ceausescu tombaient, eux aussi. En un mot, la grande histoire s’invitait à notre table par l’entremise du déclin de l’Empire soviétique et c’était une chance d’être témoin de cela. En même temps, il y avait ce sentiment mélancolique car un tel événement ne se reproduirait plus, affirmaient certains. C’était le cas de Francis Fukuyama qui, à trente ans à peine, publiait un livre qui allait être commenté partout sur la planète : La Fin de l’histoire et le dernier homme. Ce livre du jeune politologue, qui prolongeait un article paru en 1989 dans la revue The National Interest, fut considéré par certains comme l’un des essais les plus importants du second XXe siècle. On pouvait y lire que la chute de l’Empire communiste annonçait l’avènement du monopole de l’idéal de la démocratie libérale. Fukuyama savait bien que la violence et les troubles ne disparaîtraient pas pour autant mais du moins, pensait-il, aucun système de représentation idéologique ne serait en mesure de concurrencer la démocratie libérale, qui constituait désormais le seul horizon possible de la pensée politique.
Était-ce le caprice d’un enfant gâté ? Dans la pacification généralisée que l’on nous prophétisait, quelque chose ne me plaisait pas. Nous allions donc vivre sur le cours lent et ennuyeux de la vie ? Il faut ne pas avoir connu les horreurs de l’histoire pour raisonner de la sorte mais c’est ainsi que j’entamais la fin du siècle dernier. Je constatais aussi que l’indignation morale qui devenait permanente – déjà – servait de cache-misère à ma génération, pas moins courageuse que les autres mais qui ne trouverait plus d’occasion d’être véritablement héroïque. L’histoire allait-elle donc s’achever ? Il fallait vraiment que ma formation intellectuelle ait été imparfaite pour que j’aie pu croire en de pareilles fables. L’histoire ne s’arrête jamais.
Trois décennies plus tard, il apparaît que l’histoire galope dans notre présent. Elle va si vite qu’il est presque impossible de la penser bien. Les systèmes politiques qui se proposent comme voie de substitution au modèle des démocraties libérales ne manquent pas : société de marché autoritaire comme en Chine, démocrature comme en Turquie ou en Russie, islam politique ou encore changement de société proposé par l’arborescence de l’écologisme politique, dont certaines branches désirent la décroissance quand d’autres se déclarent de l’antispécisme.
D’entre tous les faits qui caractérisent cette période passionnante et inquiétante, je retiens que les vingt premières années du XXIe siècle ont instauré une dérégulation massive d’un marché cognitif que l’on peut également appeler le marché des idées. Celle-ci se laisse appréhender, d’une part, par la masse cyclopéenne et inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles et, d’autre part, par le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde dans cet océan. Cette situation a affaibli le rôle des gate keepers traditionnels (journalistes, experts académiques… toute personne considérée comme légitime socialement à participer au débat public) qui exerçaient une fonction de régulation sur ce marché. Ce fait sociologique majeur a toutes sortes de conséquences mais la plus évidente est que l’on assiste à une concurrence généralisée de tous les modèles intellectuels (des plus frustes au plus sophistiqués) qui prétendent décrire le monde. Aujourd’hui, quelqu’un qui détient un compte sur un réseau social peut directement apporter la contradiction, sur la question des vaccins par exemple, à un professeur de l’Académie nationale de médecine. Le premier peut même se targuer d’une audience plus nombreuse que le second.
Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que croyance et pensée méthodique entrent en concurrence, même si, souvent, la première a pu à proprement parler interdire à la seconde de s’exprimer. Dans certaines sociétés, le coût pour les contrevenants qui désiraient défendre la science naissante et la pensée méthodique pouvait être la mort. La croyance peut donc interdire à la connaissance de faire valoir ses arguments, par la menace du bûcher par exemple. Pourtant, elle cherche le plus souvent des aménagements pour éviter la confrontation directe des arguments qui lui seraient défavorables. Ainsi, au temps de la scolastique, lorsqu’on s’interrogeait sur les liens entre Dieu et la nature, les penseurs de l’époque se trouvaient tiraillés entre la foi et la raison. C’est dans un XIIIe siècle traversé de crises universitaires que l’on invente cette double vérité que l’historien Alain de Libera nomme la « schizophrénie médiévale », qui veut que le même individu puisse croire une chose comme philosophe et une autre comme chrétien1. C’est l’un des expédients que l’histoire des hommes a inventés pour éviter la confrontation. Mais cela n’a duré qu’un temps, et les progrès de la connaissance sont souvent entrés en concurrence directe avec la littéralité des textes religieux ou toute autre proposition relevant du surnaturel, de la magie et des pseudo-sciences.
Pour n’en prendre qu’un exemple, la vision que propose la Bible (Genèse 1, 20-30 et 2, 7) lorsqu’elle affirme que les animaux et l’homme ont été créés par Dieu – et chaque espèce séparément des autres – a perdu beaucoup de son prestige. Lorsqu’elle prétend encore que notre Terre a été créée en six jours (Genèse 1, 1-31) et qu’elle serait vieille de 6 000 ans, elle ne s’en tire pas mieux face à la découverte des fossiles, leur datation et, en général, les progrès de la connaissance, notamment au XIXe siècle. Tout cela a rendu très incommode la vision biblique du monde qui avait prévalu pendant des centaines d’années, et l’on peut dire que les modèles intellectuels proposés par la science sont entrés en concurrence hostile avec ceux proposés par la religion concernant certaines conceptions du monde.
Face à ce type de contradiction, le croyant a plusieurs options : soit abandonner sa croyance et admettre que le livre sur lequel il fonde sa foi est constitué de fables ; soit considérer que c’est la théorie de Darwin qui est fausse. Et cette seconde option est une solution plus courante que la première. Il est rare, en effet, qu’un croyant renonce à sa croyance sur la seule base d’une contradiction, aussi factuelle soit-elle. Il cherchera plutôt à discréditer ceux qui la portent, à disséquer à l’infini les méthodes qui ont abouti à ces conclusions qui le gênent, à débusquer les fautes dans les raisonnements qui y ont présidé. En bref, il ne se laissera pas faire et se battra jusqu’au bout pour préserver ce système de représentation qui l’aliène sans qu’il s’en rende compte.
C’est cette stratégie qui prévaut encore en Turquie, par exemple, où, en 2017, le Conseil de l’enseignement supérieur a décidé de retirer des manuels de biologie la théorie de Darwin, la jugeant contraire aux valeurs du pays. Désormais, seuls les plus de dix-huit ans sont autorisés à être initiés à ce qui constitue l’approche scientifique de l’énigme du vivant. La théorie de l’évolution est donc classée X, comme en Arabie saoudite. Aux États-Unis, la théorie de l’évolution n’est pas bannie des bancs de l’école mais elle rencontre peu d’audience. On peut, certes, se réjouir du fait que l’institut Gallup a souligné en 2019 que l’adhésion aux thèses de Darwin n’avait jamais été aussi forte dans ce pays mais on tempérera notre enthousiasme en constatant que seuls 22 % considèrent que « les êtres humains se sont développés sur des millions d’années à partir de formes de vie moins avancées, et que Dieu n’a rien à voir dans ce phénomène ». Ils n’étaient que 9 % en 1983, mais il reste que les tenants des thèses religieuses de la biologie demeurent – toutes sensibilités confondues – plus de 70 % aujourd’hui des habitants de la première puissance mondiale.
Une troisième stratégie est possible pour le croyant lorsque les progrès de la connaissance menacent ses représentations : considérer qu’il ne s’agit que d’une fausse opposition. Dès le XIXe siècle, on voit cette stratégie qui consiste à ménager la chèvre et le chou chez les croyants. Nombreux sont ceux parmi les catholiques proposant d’interpréter les jours bibliques comme la métaphore de périodes prolongées, d’époques géologiques. La Bible, pour eux, décrivait la très lente formation de l’univers et l’apparition successive des espèces, conformément à ce que la science venait de découvrir. Ils se sont alors extasiés devant la formidable modernité et le prophétisme scientifique du texte sacré2. La déclaration du pape Jean-Paul II à l’Académie pontificale des sciences le 22 octobre 1996 incite à penser que c’est une solution de ce type qui a la faveur du Vatican ; il y affirme notamment : « La théorie de l’évolution est plus qu’une hypothèse », et invite à un « dialogue confiant entre l’Église et la science »3. L’interprétation symbolique de textes qui prétendaient auparavant à la littéralité est une des ruses les plus habituelles de la croyance pour éviter la concurrence directe que lui imposent les arguments de la connaissance. Elle crée ainsi une plasticité qui rend la croyance irréfutable.
Mais alors, si les progrès de la connaissance perturbent de cette façon l’expression de la croyance, ne faut-il pas se réjouir de la concurrence cognitive généralisée qu’organise le monde contemporain ? En définitive, les énoncés objectivement rationnels ne vont-ils pas s’imposer à la faveur à cette libre concurrence contre les produits frelatés de l’esprit que sont les superstitions, les légendes urbaines et autres théories complotistes ?
Un regard même superficiel sur la situation actuelle va à rebours de cet espoir. Au contraire, cette libre concurrence favorise souvent les produits de la crédulité4. Certains phénomènes – qui par ailleurs n’ont pas attendu l’existence d’Internet pour se constituer en réalité sociale – ont été amplifiés depuis le début des années 2000. C’est le cas de la méfiance envers les vaccins, du conspirationnisme ou encore de la multiplication de toutes sortes d’alertes sanitaires ou environnementales pas toujours fondées en raison.
Même les platistes – qui défendent la théorie selon laquelle la Terre est plate – connaissent aujourd’hui une certaine audience puisqu’ils ont tenu leur premier congrès international en 2018. Ils aiment d’ailleurs à rappeler qu’ils ont « des membres tout autour du monde » [sic]. Comment expliquer l’incompréhensible résurgence d’une théorie aussi loufoque quand nous disposons de tant de clichés et d’expériences directes de la rotondité de la Terre ? En visionnant les vidéos – il y en a plus d’un million sur YouTube – défendant cette thèse et, par exemple, celles de Mark Sergant, l’un des leaders mondiaux de la communauté, nous constaterons que si tous les arguments sont réfutables, ils peuvent aisément troubler l’esprit qui n’y est pas préparé. Une telle croyance très marginale repose néanmoins cette lancinante question : pourquoi la libre concurrence sur le marché cognitif ne fait-elle tout simplement pas disparaître ce genre d’allégations ?
L’avantage concurrentiel dont bénéficient certaines propositions crédules est-il durable ou bien peut-on s’attendre à ce qu’à long terme, cette mise en concurrence des propositions intellectuelles favorise celles qui sont le mieux argumentées et les plus proches du canon de la rationalité ? Il est difficile de répondre autrement que de façon spéculative à cette question mais elle offre l’occasion de dialoguer avec un grand sociologue français disparu : Raymond Boudon. Ses lecteurs se souviennent qu’il a proposé dans la dernière partie de son œuvre une théorie progressiste des idées5. Il reconnaissait évidemment que les opinions collectives pouvaient s’égarer (il en fit l’un des sujets principaux de son œuvre) tout en affirmant, dans la lignée de Tocqueville, que, sur le temps long de l’histoire, ce sont les idées favorables au bien commun6 qui finissent par s’imposer. Le cœur de cette théorie « évolutionniste » vaut pour les idées relevant du vrai et du faux comme pour celles relevant du bien et du mal, et repose sur le concept de raisons qu’il nomme « transsubjectives » parce qu’elles ont « une capacité à être endossées par un ensemble de personnes, même si l’on ne peut parler à leur propos de validité objective ».
Cette notion aurait sans doute mérité un éclairage analytique plus puissant car elle conduit l’auteur à une proposition intellectuelle très forte : la transsubjectivité de certaines idées leur assure une forme de pérennité et une diffusion propice lorsque les conditions sociales le permettent, de sorte que, quand une idée de cette nature s’est imposée, les opinions publiques n’y reviennent plus. Selon lui, et il en défend le principe à maintes reprises, il y aurait un « cran de sécurité » rationnel dans le domaine du descriptif comme dans le domaine du normatif. L’exemple qu’il aimait à donner était celui de la peine de mort : une fois abolie, son principe n’est plus discuté. C’est donc bien une forme d’évolutionnisme optimiste qui caractérisait la façon dont Raymond Boudon concevait la sélection des idées et que l’on retrouve dans la dernière partie de son œuvre, aussi bien dans Le Sens des valeurs que dans son petit livre Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ?
La transsubjectivité d’une croyance se mesure donc à sa capacité à s’exporter vers d’autres esprits, du moins si l’on suppose qu’elles le font sur un marché cognitif où la concurrence entre les idées est pure et parfaite. C’est une situation que l’on ne retrouve pourtant guère dans la réalité. Les marchés cognitifs ont une histoire, et certaines idées bénéficient d’une position oligopolistique, voire monopolistique, non en raison de leur caractère transsubjectif, mais parce qu’elles profitent d’effets de diffusion qui assurent leur pérennité8. Cependant, peut-on vraiment faire le pari intellectuel qu’un marché libre des idées fera émerger les produits cognitifs les mieux argumentés du point de vue de la norme de la rationalité ?
On peut discuter cette hypothèse en invoquant précisément la notion de transsubjectivité, qui avait servi à Boudon à concevoir cette théorie évolutionniste. En effet, si elle permet de comprendre comment la concurrence cognitive offre sur le long temps de l’histoire de désincarcérer les jugements individuels de leurs déterminants subjectifs, elle recouvre aussi la possibilité pour certaines tentations inférentielles de converger sur un marché cognitif dérégulé pour donner un corps de vraisemblance à des idées fausses ou douteuses. La question est de savoir si la concurrence favorise toujours le meilleur produit ou seulement le plus satisfaisant. Sur bien des marchés, les deux sont parfois synonymes mais sur le marché cognitif, ils décrivent l’espace qui sépare la pensée méthodique de la crédulité. Et cette question est précisément celle que pose notre temps présent. C’est par elle que l’histoire fera puissamment valoir ses droits contre ceux qui ont pu imaginer qu’elle était terminée.
Car si les objets de contemplation mentale peuvent se multiplier et s’inscrire dans une concurrence effrénée, ce n’est pas seulement en raison des nouvelles conditions technologiques qui prévalent sur le marché de l’information, c’est aussi parce que la disponibilité de nos cerveaux est plus grande. Ces objets de contemplation n’ont d’autre raison d’être que de capter notre attention. Qu’ils proposent des théories sur le sens du monde, une doctrine morale, un programme politique ou même une fiction, ils ne peuvent survivre que si nous leur accordons une partie de notre temps de cerveau. Il se trouve, et c’est là un autre aspect significatif de l’histoire en train de se faire, que ce temps de cerveau disponible n’a jamais été aussi important.
La situation inédite dont nous sommes les témoins est donc celle de la rencontre de notre cerveau ancestral avec la concurrence généralisée des objets de contemplation mentale, associée à une libération inconnue jusqu’alors du temps de cerveau disponible.
Qui va l’emporter, dans cette lutte finale pour l’attention ? Il est là, l’enjeu des enjeux. Car dans ce temps de cerveau disponible, attendent des requiem fantastiques ou le remède contre le cancer tout autant que les pires crimes qu’on puisse concevoir ou les productions culturelles les plus navrantes. Ce temps de cerveau, nous pouvons aussi bien en user pour apprendre la physique quantique que pour regarder des vidéos de chats. Par conséquent, une question demeure, la plus politique de toutes les questions que nous pouvons poser car la réponse qu’on lui apportera déterminera l’avenir de l’humanité. Pas moins.
Ce temps de cerveau libéré, qu’allons-nous en faire ?
C’est cette question que ce livre propose d’explorer, en montrant notamment que la concurrence sur le marché cognitif permet de dévoiler certaines de nos aspirations profondes. En d’autres termes, la situation, parce qu’elle dévoile notre nature, permet d’approcher une anthropologie réaliste de notre espèce. D’entre toutes les civilisations intelligentes possibles, l’humanité fera-t-elle partie de celles qui peuvent surmonter leur destin évolutionnaire ? Tout dépendra de la façon dont nous gérerons ce temps de cerveau libéré, le plus précieux de tous les trésors du monde connu.
L’heure de la confrontation avec notre propre nature va sonner. Comme dans tous les récits initiatiques, le résultat de cette confrontation découlera de notre capacité à admettre ce que nous verrons dans le miroir. Certains se sont employés tout au long de l’histoire à nier l’existence de ce reflet en fomentant des projets de société fondés sur des anthropologies naïves et qui – comment pourrait-il en être autrement ? – se sont toujours mal terminés. Ils ont voulu faire advenir un homme nouveau, qui n’a pas répondu à l’appel. D’autres projets, au contraire, nous enjoignent à accepter ce reflet comme une fatalité, et ils font de nos intuitions les plus immédiates (ce qu’ils pourraient appeler le bon sens) et de nos appétits les plus impérieux une forme de légitimité politique. Ceux-là prennent souvent la forme du populisme et au moins celles, nombreuses, de la démagogie.
Il existe bien une autre voie, mais le chemin qui y mène est escarpé…
L’auteur…
[PUF.COM] Gérald Bronner (né en 1969) est professeur de sociologie à l’Université de Paris, membre de l’Académie des technologies et de l’Académie nationale de médecine. Il a publié plusieurs ouvrages couronnés par de nombreux prix. Son dernier ouvrage paru est Cabinet de curiosités sociales (collection « Quadrige », Puf, 2020).
[RACINE.BE] Parcourir, à travers soixante textes, les deux derniers siècles de la production littéraire francophone en Belgique, tel est le défi que se fixe ce volume et le plaisir auquel il convie ses lecteurs. Composé de larges extraits en prose, ce volume plonge le lecteur dans l’extraordinaire prolifération d’une littérature qui démarre avant 1830 et n’est pas sans préparer et expliquer l’Indépendance. Une littérature qui ne cesse d’osciller entre réel et surréel tant le rapport à l’histoire, à la langue, à la forme et au mythe se joue sans cesse en décalages subtils, patents ou cachés, avec les modèles français. Répartis en cinq grandes tranches chronologiques, précédées d’une introduction aux époques en question comme aux livres et aux auteurs concernés, ce livre va de Moke dont le premier roman, Le Gueux de mer, date de 1827 à Amélie Nothomb en passant par De Coster, Maeterlinck, Thiry, Dotremont, Kalisky, Mertens, Lamarche… donne en outre aux lecteurs des indications sur la production en langue romane dans nos contrées jusqu’à la fin du XVIIe siècle et comporte desnotices sur chacun des 60 auteurs retenus. En restituant l’ancrage historique et littéraire de ces oeuvres, ce livre offre, à l’occasion des 175 ans de la Belgique, l’occasion d’une navigation au sein de textes qui témoignent tous d’une réelle singularité au Nord de la France.
QUAGHEBEUR Marc, Anthologie de la littérature française de Belgique ; entre réel et surréel est paru chez Racine en 2005 puis réédité en 2006. L’ouvrage est aujourd’hui épuisé mais fréquemment disponible en bouquinerie.
FR
EAN 9782873864330
384 pages
Ce que nous en disons…
Indispensable (cela vaut la peine de fouiller les bacs des bouquinistes…).
[MAISONDELAPOESIE.BE] Dans Tournai, ville en ruines avec près de 50% de son habitat touché par les bombardements, Quaghebeur naît le 11 décembre 1947. Trois ans plus tard commence une enfance auprès d’un grand-père maternel aimé et vénéré, qui vient de fermer son usine de chaussures parce que ses associés, détenteurs du capital, se refusent à moderniser l’outil. Venue au monde, en 1952, de son frère Philippe, avec qui il partagera la passion de l’art, lieu d’un dialogue infini, lieu transcendé d’un monde d’où le religieux s’est retiré. Études primaires dans une école de son quartier, puis secondaires au collège Notre-Dame avec des maîtres sévères qui donnèrent le goût du savoir et des cadres suffisamment solides pour qu’on en puisse sortir. Pratique le scoutisme, ce qui lui permet de découvrir la campagne tournaisienne, devient le chroniqueur de la troupe. Études universitaires à Louvain l’ancienne. Y connaît la dynamique généreuse de la vie communautaire, l’infamie du Walen buiten, le choc profond de 68 et la difficulté d’inscrire ces idéaux dans les faits. Reçoit l’enseignement de Jacques Schotte et de Louis Bolle. Prépare sous leur houlette au F.N.R.S. une thèse de doctorat consacrée à L’Œuvre nommée Rimbaud.
Publie ses premiers poèmes en 69, dans le recueil collectif Six jeunes poètes, conçu par Robert-Lucien Geeraert, l’animateur d’Unimuse. Rencontre Yves Bonnefoi qui lui fait découvrir Celan ; entre ensuite en relation avec Jouve et Mascolo. 1975 est l’année de la défense de sa thèse après qu’une camarilla conservatrice a tenté de l’empêcher d’en achever la rédaction, avant de lui barrer par la suite les portes du champ universitaire. Un an plus tard paraît Forclaz, chez Oswald, juste avant la faillite de celui-ci. Assiste au colloque Tel Quel à Cerisy-la-Salle avec Frans de Haes.
1977 le voit devenir conseiller littéraire et théâtral du Ministère de la Culture française à Bruxelles. Il est amené à promouvoir les méconnues lettres belges francophones et y consacrera désormais l’essentiel de son activité scientifique. Découvre en sa ville natale, à travers Conversation en Wallonie de Jean Louvet, la maîtrise et le projet théâtral du metteur en scène Marc Liebens avec qui il se lie d’amitié tout comme un peu plus tard avec René Kalisky et Jean Sigrid. Voit mourir d’anorexie sa première femme, Danièle Perrot, dit Nanou Richard, dont il est divorcé. Entreprend d’écrire le cycle de la morte dont la composition s’étalera sur quinze ans.
Avec Paul Willems, joue un rôle décisif dans les manifestations d’Europalia-Belgique en 1980. Construit et développe avec Joseph Hanse le Musée de la Littérature, tout en promouvant les grandes collections patrimoniales (Passé-Présent, Espace Nord, Archives du Futur) consacrées aux lettres belges et en en multipliant les structures de diffusion.
Baises pour l’histoire de nos lettres paraît en 82, suscitent des polémiques violentes dans la mesure où elles lient le devenir des oeuvres littéraires à l’histoire. C’est chez Fata Morgana que sortent l’année suivante les poèmes de Chiennelures.
À partir de 1985, entreprend une action systématique en faveur des lettres belges à l’étranger, tout en se battant en faveur d’une conception plurielle de la francophonie. Début d’une correspondance régulière avec Henry Bauchau et Jean-Claude Pirotte ; rapports amicaux aussi avec Sarah Kalisky, peintre, et Marc Trivier, photographe, d’où naîtront des oeuvres en intime collaboration. Devenu en 89 commissaire au livre de la Communauté française de Belgique, prépare diverses expositions consacrées aux Irréguliers du langage et plus tard à Paul Nougé. Découvre le Congo-Zaïre et met en chantier une série d’actions interculturelles sous la dénomination Papier blanc. Encre noire, parmi lesquelles la fondation de la revue Congo-Meuse. En 90 est impressionné par la découverte du palais de Charles-Quint à Yuste, ce qui engendre plusieurs textes autour de la figure de l’empereur et du XVIe siècle. Dégoût accru pour le cirque littéraire et pour l’imposture de la posture de l’artiste…
[LABOR] Dix ans, Cent titres. C’est ce que fête la collection Espace Nord avec le présent volume. L’objectif de cette collection était et continue à être de restituer au public du cap le plus septentrional de la francophonie sa littérature. De la restituer dans sa modernité, son urgence et son actualité. La présente anthologie – qui met 101 auteurs à l’honneur (Charles De Coster, Georges Eekhoud, Emile Verhaeren, Maurice Maeterlinck, Henri Michaux, Alexis Curvers, Marie Gevers, Henry Bauchau, Dominique Rolin etc.) – est sa carte de visite : elle montre comment une littérature toujours en formation et qui a eu ses timidités à illustré des sensibilités et fait valoir des univers que l’on a peu trouvés ailleurs. Les anthologies sont des outils à lire et à faire lire. Elles tracent des pistes, offrent des points de repère : tel fragment de grand roman, tel poème isolé, telle ligne provocante, tel moment suggestif. Ces pistes et ces repères ne veulent rien d’autre qu’éveiller le désir des textes complets. Mais elles ouvrent aussi à des échappées, à des voies de traverse. Sœurs en cela des dictionnaires, d’où l’on sort en ayant trouvé un trésor différent de celui qu’on cherchait, les anthologies participent d’une aventure. C’est à cette aventure qu’espace Nord convie aujourd’hui ses lecteurs.
EAN 9782507002374
KLINKENBERG Jean-Marie, Espace Nord : L’anthologie est paru chez Labor en 1999 et a été réédité chez Luc Pire en 2009. L’ouvrage est aujourd’hui épuisé mais fréquemment disponible en bouquinerie.
FR
EAN 9782507002374
479 pages
Epuisé (en date du 1 janvier 2025)
Ce que nous en disons…
Indispensable (cela vaut la peine de fouiller les bacs des bouquinistes…).
Jean-Marie Klinkenberg, né le 8 octobre 1944 à Verviers, est un linguiste et sémioticien belge. Professeur à l’université de Liège, il y a enseigné les sciences du langage, et spécialement la sémiotique et la rhétorique, mais aussi les cultures francophones. Il a développé une partie de ses travaux rhétoriques et sémiotiques au sein du Groupe µ.
[ULIEGE.BE] Les recherches de J.-M. Klinkenberg se sont orientées dans deux directions. Celle de la linguistique et de la sémiotique d’une part, celle des cultures francophones d’autre part. Dans la première orientation, il a fait sa marque en rénovant la rhétorique, dès la fin des années 1960, au sein de l’équipe interdisciplinaire mondialement connue sous le nom de Groupe µ, auteur collectif de Rhétorique générale (1970 ; un classique des sciences humaines, traduit en une vingtaine de langues et maintes fois réédité), de Rhétorique de la poésie (1977) et d’autres ouvrages.
Dans la seconde orientation, il a renouvelé l’approche des lettres belges, en envisageant celles-ci dans une optique sociale et institutionnelle, aisément transposable aux autres cultures francophones qu’il a étudiées, comme la québécoise. Il a contribué à dynamiser la recherche dans ces secteurs : il a ainsi été douze année durant président du plus ancien Centre d’Études Québécoises d’Europe, a créé à Liège le Centre d’études de la littérature belge et le Laboratoire des francophonies, et a contribué à fonder l’Association internationale des études québécoises. […] Jean-Marie Klinkenberg est aussi un intellectuel soucieux de mettre son savoir à la disposition de la société : consultant auprès de maisons d’édition (comme Larousse), il a aussi exercé diverses fonctions publiques. Il est par exemple actuellement président du Conseil de la langue française et de la politique linguistique de Belgique, charge qu’on lui a confiée à trois reprises. Il a également effectué de nombreuses missions d’expertise et de consultance. […] Il est depuis 1996 Membre de l’Académie Royale de Belgique.
[GALLIMARD.FR] Dans un quartier populaire de Naples appelé Montedidio, littéralement « la montagne de Dieu », un garçon de treize ans décide d’abandonner l’école pour entamer un apprentissage chez un menuisier, mast’Errico. Dans son atelier, il fait la connaissance de Rafaniello, un cordonnier juif rescapé de la Shoah doté d’une grande sagesse, avec lequel il se lie d’amitié. Confronté à la dureté du monde des adultes, le jeune garçon rêve secrètement de s’envoler loin de Montedidio. Cloué au sol, il réussit malgré tout à s’évader à travers l’écriture : il couche sur le papier ses joies et ses peines, les étranges sensations qu’il éprouve face à son corps d’enfant qui se transforme en celui d’un homme, son amitié avec Rafaniello, et surtout son éveil à l’amour après sa rencontre avec la belle Maria. Un roman d’apprentissage bouleversant et poétique qui a été couronné par le prix Femina étranger en 2002.
DE LUCA Erri (né en 1950), Montedidio est paru chez Gallimard en 2002, dans une traduction de Danièle Valin. Il est disponible en Folio depuis 2003.
IT > FR
EAN 9782070302703
240 pages
Disponible en grand format, ePub et poche.
Bonnes feuilles…
Chacun de nous vit avec un ange, c’est ce qu’il dit, et les anges ne voyagent pas, si tu pars, tu le perds, tu dois en rencontrer un autre. Celui qu’il trouve à Naples est un ange lent, il ne vole pas, il va à pied : « Tu ne peux pas t’en aller à Jérusalem », lui dit-il aussitôt. Et que dois-je attendre, demande Rafaniello. « Cher Rav Daniel, lui répond l’ange qui connaît son vrai nom, tu iras à Jérusalem avec tes ailes. Moi je vais à pied même si je suis un ange et toi tu iras jusqu’au mur occidental de la ville sainte avec une paire d’ailes fortes, comme celles du vautour. » Et qui me les donnera, insiste Rafaniello. « Tu les as déjà, lui dit celui-ci, elles sont dans l’étui de ta bosse. » Rafaniello est triste de ne pas partir, heureux de sa bosse jusqu’ici un sac d’os et de pommes de terre sur le dos, impossible à décharger : ce sont des ailes, ce sont des ailes, me raconte-t-il en baissant de plus en plus la voix et les taches de rousseur remuent autour de ses yeux verts fixés en haut sur la grande fenêtre.
L’auteur…
[BNF.FR] Erri De Luca (originellement prénommé Enrico, il a adopté ensuite la forme italianisée de Harry) est né à Naples en 1950, dans une famille bourgeoise appauvrie par la guerre. Il grandit dans le quartier populaire de Montedidio, qui donnera son titre à l’un de ses romans les plus célèbres.
Luttes politiques et engagements humanitaires
Parti faire ses études à Rome alors qu’éclate la révolte de 1968, il se joint aux luttes ouvrières des années 70 et s’engage dans le mouvement Lotta continua, l’un des plus importants de la gauche extraparlementaire italienne d’alors, dont les archives conservées dans la fondation portant son nom documentent l’activité. Il n’achève pas ses études et exerce ensuite diverses professions manuelles : il travaille notamment à la Fiat, puis sur des chantiers en France et en Italie. Son engagement humanitaire le conduit en Tanzanie en 1983, dans le cadre d’un programme pour l’approvisionnement en eau, puis, dans les années 1990, dans la Yougoslavie en guerre, où il conduit des convois humanitaires.
Une vie de lectures et d’écriture
Il se prend au cours de ces années d’un intérêt pour la Bible, surtout pour l’Ancien testament, qu’il lit quotidiennement et qu’il a partiellement traduit de l’hébreu ; cette lecture imprègne fortement son œuvre.
Son premier livre, Non ora, non qui, paraît en 1989. Il en a publié depuis de nombreux autres, alternant textes de réflexion sur les écritures saintes (Una nuvola come tappeto, Nocciolo d’oliva, ou romans comme In nome della madre, E disse), traductions, recueils de poésies (Opera sull’acqua, Solo andata), théâtre (L’ultimo viaggio di Sindbad) et surtout œuvres narratives : on lui doit nombre de romans ou récits, souvent brefs, ayant pour la plupart une tonalité autobiographique et Naples ou ses environs pour cadre, où il fait entendre les échos des rues des quartiers populaires de sa ville natale (Non ora, non qui, Montedidio, Tu, mio), restitue son expérience intime de la montagne (Sulla traccia di Nives, Il peso della farfalla) ou évoque son engagement politique (Impossibile).
Il a aussi pris part à des projets communs avec des musiciens (Gianmaria Testa) et des cinéastes (notamment les courts-métrages Di là del vetro, Il turno di notte lo fanno le stelle et Tu non c’eri, qu’il a écrits).
Il reste très engagé politiquement, aux côtés du mouvement altermondialiste et des migrants. Inculpé en 2013 pour incitation au sabotage dans le cadre de la lutte contre la nouvelle ligne ferroviaire à grande vitesse Lyon-Turin (mouvement No Tav), il a finalement été relaxé en 2015 : l’un de ses livres, La parola contraria, s’en est fait l’écho.
La reconnaissance du public
En France, son roman Trois chevaux, honoré avec sa traductrice Danièle Valin du prix Laure-Bataillon en 2001, et Montedidio, lauréat du prix Femina étranger en 2002, ont contribué à sa notoriété. Le Prix européen de littérature lui a été décerné en 2013 ainsi que le Prix Ulysse pour l’ensemble de son œuvre.
[LIBREL.BE] Sous une forme vivante, enlevée, très personnelle, Les Découvreurs raconte la plus grande épopée de l’homme : celle de sa quête pour découvrir le monde qui l’entoure. Daniel Boorstin s’écarte volontairement de la traditionnelle et fastidieuse énumération des batailles, des naissances d’empires et des grands règnes : avec lui, l’histoire de notre monde devient une féerie de découvertes et de commencements. En chaque découverte d’importance, que ce soit celle de l’Amérique par Christophe Colomb ou celle de la relativité par Einstein, il voit un épisode d’une biographie. Les héros de la saga qu’il nous raconte sont des hommes dotés d’une insatiable frénésie de connaissance et d’un courage exemplaire pour affronter l’inconnu. Daniel Boorstin nous fait découvrir sous un jour nouveau des noms familiers : Hérodote, Ptolémée, Marco Polo, Copernic, Newton, Marx, Freud, et ressuscite également quelques figures remarquables oubliées de l’histoire. Pour quelles raisons les Chinois n’ont-ils pas découvert l’Amérique ? Pourquoi les peuples ont-ils mis si longtemps à apprendre que la terre tourne autour du soleil ? Comment a débuté l’étude des sciences économiques ? Quand et pourquoi les peuples ont-ils commencé à fouiller la terre pour connaître le passé ? Telles sont quelques-unes des fascinantes questions auxquelles répond ce livre. L’histoire qu’il nous raconte est sans fin. Car, pour les découvreurs, « le monde entier est encore une Amérique. Et les mots terra incognita sont bien les plus prometteurs que l’on ait jamais écrits sur les cartes de la connaissance humaine. »
BOORSTIN Daniel J., Les découvreurs est paru chez Robert Laffont en 1988, dans une traduction de Jérôme Bodin.
EN (US) > FR
EAN 9782221055878
368 pages
Disponible en grand format (Bouquins).
L’auteur…
[LISEZ.COM] Daniel Joseph Boorstin (1914-2004), diplômé en droit des universités de Harvard, Oxford et de Yale, a été bibliothécaire de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis de 1975 à 1987. Il a enseigné à Harvard, Chicago, Rome, Kyoto, Cambridge et à la Sorbonne. Ses ouvrages ont reçu de nombreuses distinctions, dont le prix Pulitzer. Dans la collection « Bouquins » ont été publiés deux de ses plus brillants essais : Les Découvreurs, en 1988, et Histoire des Américains, en 1991, ainsi que Les Créateurs en 2014.
[LIBREL.BE] La fille du sculpteur raconte une enfance vécue comme un rêve, inspirée de celle de Tove Jansson, au début du xxe siècle, entre Helsinki et la maison familiale sur une île de l’archipel de Porvoo, où ses parents artistes se retiraient pour l’été. Dans ce livre éminemment onirique, les êtres humains se mettent soudainement à voler, des créatures imaginaires et mystérieuses apparaissent au détour de certaines criques, et Dieu le père lui-même surveille les enfants qui jouent dans le jardin. La fille du sculpteur, traduit intégralement en français pour la première fois, est une superbe réussite d’intelligence et de poésie. Le monde entier y est à couper le souffle.
Les sculptures de papa se déplaçaient doucement autour de nous dans la lumière du feu, ses tristes femmes blanches qui faisaient un pas indécis en avant, toutes prêtes à s’enfuir. Elles savaient le danger qui rôdait partout, mais rien ne pouvait les sauver tant qu’elles n’avaient pas été sculptées dans le marbre et placées dans un musée. Là, on est en sécurité. Dans un musée ou dans les bras ou dans un arbre. Éventuellement, sous la couverture. Mais le mieux est de s’asseoir très haut dans un grand arbre, si on ne se trouve plus dans le ventre de sa maman.
JANSSON Tove, La fille du sculpteur est paru chez La Peuplade en 2021, dans une traduction de Catherine RENAUD.
SV > FR
EAN 9782924898864
176 pages
Disponible en ePub et poche.
Ce que nous en disons…
J’aime à penser qu’il y a des pays, beaucoup plus au Nord, où l’hiver est long et paisible, où le soleil brille au travers les fenêtres givrées, dans les cuisines qui embaument le cinq-quart à la cuisson, dans un four d’émail blanc, près des chiens robustes qui baillent sous la table. J’aime les livres qui racontent les découvertes et les cruautés des enfants nourris de Fifi Brindacier, les nouvelles ou les romans éclairés de printemps qui évoquent les craquements du dégel ou la maraude de fin d’été. J’aime que leur auteur mise sur le regard fantasque d’une petite fille espiègle, qui raconte le monde comme dans un rêve, où l’adultère et la gueule de bois des grands côtoient les collections de galets et les nœuds dans les cheveux des enfants, dans le même souffle, dans la même fête de poésie sauvage et onirique. J’aime à penser qu’il s’agit là d’un témoignage récent, d’une autobiographie d’aujourd’hui ou de la généreuse prédiction d’une vieille dame qui lit dans les étoiles…
JANSSON Tove, Autoportrait (1937) @ DR
Après avoir goûté les premières nouvelles de La Fille du sculpteur de la finlandaise Tove JANSSON (étrangement baptisé “roman” alors qu’il contient un recueil de nouvelles, racontées par une même jeune narratrice), je souhaitais tant que ce livre formidable soit au présent. Alors, j’ai plongé sur le colophon et, partant, plongé dans la douce dépression que l’on ressent devant, par exemple, les illustrations de Carl LARSSON (1853-1919, cfr. illustration d’en-tête), quand la joie de se projeter dans ces charmants paradis perdus de l’enfance et de la fraîcheur se mue en une tendre nostalgie. On en redemande, on tourne les pages de l’album puis on lève les yeux. Ah, si seulement… Mais, hélas, La Fille du sculpteur date déjà de 1968 !
L’élégante et espiègle traduction de Catherine Renaud, au départ du suédois, n’est quant à elle parue qu’en 2021, aux Editions La Peuplade (Québec), qui précisent : “Auteure, peintre, illustratrice, féministe, connue dans le monde entier pour ses célèbres Moumines et son roman Le livre d’un été, Tove Jansson (1914-2001) est à l’origine d’une œuvre littéraire exceptionnelle. Elle est l’une des grandes créatrices du XXe siècle.“
Et la quatrième de couverture offre un avant-goût du petit voyage : “La fille du sculpteur raconte une enfance vécue comme un rêve, inspirée de celle de Tove Jansson, au début du xxe siècle, entre Helsinki et la maison familiale sur une île de l’archipel de Porvoo, où ses parents artistes se retiraient pour l’été. Dans ce livre éminemment onirique, les êtres humains se mettent soudainement à voler, des créatures imaginaires et mystérieuses apparaissent au détour de certaines criques, et Dieu le père lui-même surveille les enfants qui jouent dans le jardin.“
Emmanuel Requette, libraire à Bruxelles, explique également : “L’art de Tove Jansson est tout entier contenu dans cette tension qu’elle parvient comme peu à rendre palpable entre le pouvoir de l’enfant et le regard de l’adulte“. Bref, ce livre est un régal d’innocence feinte, à mi-chemin entre l’odeur du pain d’épices volé et la fraîcheur de l’eau, au cœur d’un verger.
C’était tellement agréable de regarder Anna !
Les cheveux d’Anna poussaient comme de l’herbe drue et succulente, ils pendaient, coupés un peu n’importe comment, et étaient si vivants qu’ils faisaient des étincelles. Tout aussi épais et noirs, ses sourcils se rejoignaient presque au milieu, son nez était plat, et ses joues, très rouges. Ses bras plongeaient comme des piliers dans l’eau de vaisselle. Elle était belle.
Quand Anna chante en faisant la vaisselle, je m’assieds sous la table de la cuisine pour essayer d’apprendre les paroles. C’est au treizième couplet de Hjalmar et Hulda qu’il commence enfin à se passer quelque chose.
Hjalmar entre, en habit de guerrier étincelant, et les harpes se taisent prestement. Courroucé, il se dirige vers son infidèle fiancée pour s’emparer de sa couronne de mariée. Il arrache l’objet sombre de ses cheveux clairs. Pâle, comme gisant déjà sur la civière mortuaire, horrifiée, Hulda, la poitrine tremblante d’effarement fait face au bras vengeur de son amant.
On frissonne, c’est beau. Comme Anna quand elle dit : “Sors un moment, il faut que je pleure maintenant, c’est tellement beau.”
Les amants d’Anna arrivaient souvent en habits de guerrier. J’aimais particulièrement le dragon dans son pantalon rouge et son manteau à tresses en passementerie dorée, il était superbe. Il retirait toujours son sabre, qui tombait parfois par terre dans un bruit qui parvenait jusqu’à mon lit-étagère sous le plafond, et je pensais à son bras vengeur. Puis il a disparu, et Anna a eu un nouvel amant, un Homme Pensant. C’est pour cette raison qu’elle assistait à des conférences sur Platon et qu’elle méprisait papa, qui lisait les journaux, et maman, qui lisait des romans.
J’ai expliqué à Anna que maman n’avait pas le temps de lire d’autres livres que ceux qu’elle illustrait : elle devait savoir de quoi le livre parlait et à quoi ressemblait l’héroïne pour dessiner la couverture. Certains se contentent de dessiner ce qu’ils ressentent et méprisent l’auteur. Et il ne faut pas. Un illustrateur doit penser à la fois à l’auteur, au lecteur et parfois même à l’éditeur.
– Ah ! a dit Anna. Des éditeurs de pacotille qui ne publient pas Platon. D’ailleurs, Madame reçoit gratuitement tous les livres qu’elle illustre et, sur le dernier livre, l’héroïne n’avait même pas les cheveux blonds alors qu’ils l’étaient dans l’histoire.
– Mais la couleur coûte cher! ai-je rétorqué en m’énervant. Et en plus, elle doit s’acquitter de la moitié du prix de certains livres !
C’était totalement impossible d’expliquer à Anna que les éditeurs n’aiment pas les impressions multicolores et qu’ils se plaignent des impressions bicolores, même s’ils savent qu’au moins une couleur doit être noire et qu’il est possible de dessiner des cheveux sans jaune pour qu’ils paraissent blonds.
– Ah, vraiment ! a dit Anna. Et quel est le rapport avec Platon, si je peux me permettre ?
Alors je perdais le fil de ce à quoi j’avais pensé depuis le début. Anna mélangeait les choses et finissait toujours par avoir raison. Mais parfois, j’aimais la pousser à bout. Je la laissais parler et parler de son enfance, jusqu’à ce qu’elle pleure, et je me postais à la fenêtre, me balançant sur mes talons et regardant en bas dans la cour. Ou alors je ne lui demandais rien, même si elle avait le visage gonflé et qu’elle jetait la pelle à poussière à travers la cuisine. Je pouvais pousser Anna à bout en étant polie avec ses amants, en leur posant sans cesse des questions sur ce qui les intéressait sans jamais partir. Et un autre très bon moyen était de déclarer d’une voix forte et traînante : “Madame veut du steak de veau pour dimanche”, avant de sortir aussitôt comme si Anna et moi n’avions rien d’autre à nous dire.
Anna s’est longtemps vengée à l’aide de Platon. Puis un jour, elle a eu pour amant un Homme du Peuple et elle s’est vengée en évoquant toutes ces vieilles livreuses de journaux qui se levaient à quatre heures alors que ces messieurs dormaient et se prélassaient au lit en attendant leur édition du matin. J’ai rétorqué qu’aucune vieille livreuse de journaux sur terre ne travaillait toute la nuit quand il fallait fabriquer un moule en plâtre pour un concours et que maman travaillait jusqu’à deux heures chaque nuit pendant qu’Anna dormait et se prélassait au lit, et alors Anna a dit de ne pas l’entraîner sur ce terrain et, du reste, Monsieur n’a reçu aucun prix la dernière fois ! Alors j’ai crié que c’était parce que le jury était injuste et elle a crié que c’était facile à dire, et moi, qu’elle ne comprenait rien parce qu’elle n’était pas artiste et elle que c’était facile d’être supérieure alors qu’on n’a même pas suivi de cours de dessin, et alors nous ne nous sommes plus parlé pendant plusieurs heures.
Quand nous avions toutes les deux fini de pleurer, je retournais dans la cuisine, où Anna avait accroché la couverture au-dessus de la table. Je pouvais alors construire ma cabane dessous si je ne me mettais pas dans ses jambes ni devant la porte du garde-manger. Je la construisais avec les chaises, les bûches et le tabouret. En fait, je le faisais par politesse, parce qu’on pouvait construire de bien meilleures cabanes sous la grande selle de sculpteur.
Une fois la cabane achevée, elle me donnait un peu de vaisselle. Je la prenais uniquement par politesse. Je n’aime pas faire semblant de cuisiner. Je déteste manger.
Une fois, il n’y avait pas de merisier à grappes sur le marché pour le premier juin. Maman doit avoir des fleurs de merisier à grappes pour son anniversaire, sinon elle meurt. C’est ce que lui avait dit une gitane quand maman avait quinze ans et, depuis, tout le monde se donnait beaucoup de mal pour lui trouver des merisiers. Parfois, ils fleurissent trop tôt et parfois, trop tard. Si on les cueille à la mi-mai, les feuilles bruniront sur les bords et les fleurs ne s’ouvriront jamais.
Mais Anna a dit :
– Je sais qu’il y a un merisier à grappes blanc dans le parc. Nous irons en cueillir quand il fera nuit.
Il faisait nuit assez tard, mais j’ai quand même eu le droit d’aller avec elle et nous n’avons pas dit un mot sur nos intentions. Anna m’a prise par la main, ses mains chaudes étaient toujours humides et, quand elle bougeait, elle dégageait un parfum brûlant et un peu effrayant. Nous avons descendu la Lotsgatan, traversé en direction du parc, et j’étais complètement pétrifiée de terreur, je pensais au gardien du parc, au conseil municipal et à Dieu.
– Papa ne ferait jamais une chose pareille, ai-je dit.
– Non, parce que Monsieur est bien trop bourgeois, a répondu Anna. On prend ce dont on a besoin, c’est comme ça.
Nous avions escaladé la clôture avant que je comprenne la chose incroyable qu’elle venait de dire, que papa était bourgeois. J’étais tellement stupéfaite que je n’ai pas eu le temps d’être offensée.
Anna s’est directement approchée du buisson blanc au milieu de la pelouse et a commencé à cueillir des fleurs.
– Tu cueilles mal ! lui ai-je sifflé. Fais-le correctement !
Anna était plantée dans l’herbe, les jambes écartées, et elle me regardait. Sa grande bouche s’est ouverte en un large sourire, découvrant ses belles dents, elle m’a prise par la main, s’est accroupie, et nous avons couru en nous faufilant sous les arbustes. Nous nous sommes dirigées vers un autre buisson blanc, et Anna regardait tout le temps par-dessus son épaule et s’arrêtait parfois derrière un arbre.
– Est-ce que c’est mieux comme ça ? a-t-elle demandé.
J’ai hoché la tête et serré sa main. Puis elle s’est mise à cueillir les fleurs. Elle tendait ses grands bras et sa robe la serrait de partout. Elle riait, cassait des branches, et les fleurs tombaient sur son visage. Je murmurais “arrête, arrête, ça suffit”, tellement terrifiée que j’ai failli faire dans mon pantalon.
– Tant qu’à voler, autant le faire correctement, a dit Anna calmement.
Elle avait les bras remplis de fleurs de merisier, qui lui couvraient le cou et les épaules et elle les tenait toujours fermement de ses grandes mains rouges. Nous avons de nouveau escaladé la clôture pour rentrer à la maison, et aucun gardien de parc ni aucun policier n’a jamais surgi.
Après, ils nous ont dit que nous avions cueilli les fleurs d’un buisson qui n’était pas un merisier à grappes. Elles étaient juste blanches. Mais maman s’en est quand même sortie et elle n’est pas morte.
Parfois, Anna se fâchait et criait :
– Je ne supporte plus de te voir! Va-t’en !
Alors je descendais dans la cour et je m’asseyais sur la poubelle où je brûlais des rouleaux de pellicules avec une loupe.
J’aime les odeurs. Celle des pellicules qui brûlent, de la chaleur, d’Anna, de la caisse d’argile, des cheveux de maman, l’odeur des fêtes et du merisier en grappes. Je n’ai moi-même pas encore d’odeur, du moins je ne crois pas.
En été, Anna avait une odeur différente, elle sentait l’herbe et dégageait un parfum encore plus brûlant. Elle riait plus souvent et on découvrait davantage ses grands bras et ses jambes.
Anna savait vraiment ramer. Elle donnait un seul coup et se reposait triomphalement sur les rames pendant que le bateau glissait sur le détroit en faisant jaillir des éclaboussures dans l’eau brillante du soir. Puis elle donnait un autre coup de rame, d’autres éclaboussures jaillissaient, et elle montrait combien elle était forte. Elle éclatait alors de rire, plongeait une des rames pour faire tourner le bateau et montrer qu’elle n’avait envie d’aller nulle part et se contentait de jouer. Finalement, elle laissait le bateau dériver, s’allongeait au fond pour chanter et, depuis le rivage, tout le monde l’entendait dans le soleil couchant et savait qu’Anna était allongée là, grande, heureuse, brûlante et se moquant de tout. Elle faisait ce qu’elle voulait.
Puis elle montait sur la colline, son corps se balançant lentement, cueillait parfois une fleur. Anna chantait aussi quand elle faisait du pain. Elle pétrissait la pâte, la battait, la tapotait et façonnait des petites boules qu’elle jetait dans le four exactement comme il fallait. Elle refermait la porte, s’étirait et s’exclamait :
– Houla ! Ça brûle !
J’aime Anna l’été et je ne cherche jamais à la pousser à bout.
Parfois, nous allions dans la vallée des diamants. C’est une plage où tous les galets sont ronds et précieux. Ils ont une très jolie couleur. Ils sont beaux sous l’eau, mais quand on les frotte avec de la margarine, ils restent toujours beaux. Nous y allions quand maman et papa travaillaient en ville et, après avoir ramassé beaucoup de diamants, nous nous asseyions près du ruisseau qui descendait de la montagne. Il ne coulait qu’à la fin du printemps et à l’automne. Nous construisions des cascades et des barrages.
– Il y a de l’or dans le ruisseau, a dit Anna. Cherche-le.
Je n’ai jamais vu d’or.
– Il faut le mettre toi-même, a dit Anna. L’or est magnifique dans l’eau brune. Et il prolifère. De plus en plus d’or.
Alors je suis rentrée à la maison et j’ai récupéré tout l’or que nous possédions ainsi que les perles. J’ai tout mis dans le ruisseau et c’est devenu incroyablement beau.
Anna et moi étions allongées à écouter le ruisseau, et elle chantait La Fiancée au Lion. Elle est entrée dans l’eau, a attrapé le bracelet en or de maman avec ses orteils, l’a relâché en éclatant de rire.
– J’ai toujours eu envie d’or véritable.
Le jour suivant, tout l’or avait disparu et les perles aussi. J’ai trouvé ça étrange.
– On ne sait jamais avec les ruisseaux, a dit Anna. Parfois, l’or prolifère et parfois il va droit dans la terre. Mais il peut ressortir, si on n’en parle jamais.
Puis nous sommes rentrées à la maison et nous avons fait des crêpes.
Le soir, Anna a retrouvé son nouvel amant près de la balançoire du village. C’était un Homme d’Action et il pouvait pousser la balançoire si fort qu’elle faisait des tours complets, et la seule qui osait rester assise au quatrième tour était Anna.
L’auteure…
Qui es-tu Tove Jansson, mère des Moumines et icône finlandaise ?
[d’après LINSTANTNORDIQUE.COM] Dans les mémoires collectives, Tove Jansson n’est personne d’autre que la créatrice incontournable des Moomins. À l’instar de l’orthographe changeante des petits trolls – Muumin, Moomin, Moumine -, cette icône de la culture finlandaise a mené une multitude de vies.
Tantôt romancière, tantôt sculptrice ou peintre, Tove Jansson était une femme accomplie, fière et guidée par des valeurs avant-gardistes qui se retrouvent dans toutes les œuvres de sa carrière. Dans les aventures de Moomintroll évidemment, mais également dans ses choix de vie ; première personnalité féminine ouvertement homosexuelle, propriétaire d’une île déserte, irrévérencieuse envers les idéologies conservatrices et surtout esprit libre et insaisissable.
L’enfance bohème de Tove Jansson
Née en 1914 à Helsinki, Tove Jansson est la première enfant du couple Jansson-Hammarsten, un duo d’artistes suédophone en quête de reconnaissance à Helsinki. En analysant a posteriori sa carrière, il est frappant de constater à quel point Tove Jansson représente le fruit de l’union de ses parents. Sa mère, Signe Hammarsten, est illustratrice renommée et son père, Viktor Jansson, sculpteur et lecteur passionné. En compagnie de ses deux jeunes frères, la petite famille ouverte d’esprit et bohème détonne au moment où la Finlande se déchire en 1918. Une guerre civile éclate, ce qui n’empêchera pas le couple de nourrir leurs progénitures de contes et de fables.
Au début des années 1920 déjà, son père est convaincu qu’ils ont transmis la fibre artiste à leur fille. Il rédige même une lettre à sa femme pour lui faire part de son intuition. Pas encore adolescente, Tove Jansson commence par épauler sa mère pour la soulager des commandes qui affluent. « La maison et l’atelier ne faisaient qu’un […] sans distinction claire entre le travail et la vie de famille » … Un schéma familial intense qui l’accompagnera tout au long de sa vie, à cheval entre sessions de travail interminables et moments de contemplations infinis.
Le Paris de la Belle Époque l’intrigue, elle qui a davantage voyagé dans ses pensées que dans la réalité. Elle part étudier à l’École des Beaux-Arts, mais se heurte au conformisme culturel. Déçue et indignée par son expérience, elle trouve refuge chez une artiste suisse basée dans la capitale française, reconnue pour son approche radicale de la peinture et du dessin. Tove Jansson n’aura eu de cesse d’afficher des marques de reconnaissance auprès de sa famille. En témoigne le projet qu’elle considérait comme l’œuvre la plus aboutie de sa jeunesse : le portrait réaliste des Jansson au grand complet, en format large et peint à l’huile. L’accueil de son tableau fut moins honorable qu’elle l’eu espéré, les critiques se concentrant davantage sur la technique que sur l’originalité de l’œuvre. Touchée, l’artiste en construction délaisse la peinture pour l’illustration. À tout juste 30 ans, elle ne sait pas encore, mais elle s’apprête à se lancer dans le chef d’œuvre de sa vie : les Moomins.
Tove Jansson, la mère des Moomins
Si la France ne lui a pas laissé sa chance, elle aura au moins eu le mérite d’être à l’origine du projet onirique de Tove Jansson : la création d’un univers fantaisiste pour enfant, les Moumines (« Moomin » en version finlandaise). La Seconde guerre mondiale achevée, Tove Jansson ressent le besoin de partager des moments d’évasion à ses compatriotes. Elle publie alors le premier épisode des Moomins en 1945 pour rendre hommage à la culture et au folklore finlandais.
Dans une lettre adressée à un ami, Tove Jansson met des mots sur cette envie de légèreté. De ce projet, elle espère faire rejaillir la part d’humanité de chacun d’entre nous et nous rappeler que le monde et la vie ont d’abord été construits grâce à l’amour et la générosité. Tove Jansson écrit alors : « Lorsque je me suis senti déprimée et que j’ai voulu m’éloigner de mes sombres pensées pour me tourner vers autre chose… [ndlr : son échec à Paris et la guerre] … je me suis glissée dans un monde incroyable où tout était naturel et sans gravité. Et surtout où tout était possible. »
À l’instar des Barbapapa, les Moomins sont une famille de personnages dessinés habitant dans le verdoyant univers de Moominvalley. Attachées à leur environnement paisible, les Moumines n’hésitent pas à sortir de leur zone de confort pour explorer des contrées lointaines, à leurs risques et périls. Des épisodes teintés de moral et d’humour qui offrent généralement un double niveau de lecture – pour les petits et pour les grands.
En une décennie, les aventures de Moomintroll traversent les frontières finlandaises et suédoises. Le London Evening News achète les droits d’illustration de Tove Jansson. La peintre désavouée par les critiques prend sa revanche en publiant tous les soirs ses comics strips dans le grand journal britannique du soir de l’époque. Durant 15 ans, les lecteurs s’attacheront à ses dessins d’illustration. Le succès est tel que les Muumins sont adaptés à la télévision, au cinéma, au théâtre et même à l’opéra ! La frénésie populaire du départ s’empare de toutes les couches de la société anglaise et occidentale. 10 millions de livres sont vendus, faisant des Moomins l’un des premiers marqueurs générationnels mondial ! Au Japon, les Muumins sont ainsi de véritables icônes de la culture populaire et les produits dérivés se vendent comme des petits pains. Moins réputée en France, Tove Jansson a cependant reçu le Prix du Patrimoine au festival d’Angoulême il y a quelques années. […] En véritable ambassadrice de son univers des Moumines, Tove Jansson aime à prendre les apparences tantôt de Moomintroll ou Moominmamma. À travers ses personnages fictifs, elle trouve le moyen subtil de délivrer des messages, parfois politiques, souvent pertinents, dans le but de faire évoluer les mentalités sur des questions sociétales aussi importantes que celle de la place de l’amour, de la solidarité, de l’esprit de l’effort collectif ou de la transmission intergénérationnelle.
Sa notoriété se matérialise jusque dans les hautes sphères de Stockholm, où les hommes d’affaires eurent un temps le – mauvais – goût de porter des cravates à l’effigie des Moomins. À aucun moment cependant, l’artiste finlandaise n’a souhaité renier ses valeurs. En atteste par exemple sa perception du devoir de célébrité, relaté dans une de ses correspondances. Alors que son frère chéri Lars – à qui elle donnait l’affectueux nom de Lasse – avait envoyé des poèmes à Dorothy Parker, la scénariste américaine n’a jamais daigner lui répondre.
L’île déserte, son amour pour toujours
L’histoire des Moumines et de l’œuvre artistique de Tove Jansson est intimement liée à celle de Klovharu, une île finlandaise située dans l’archipel de Pellinki. Un havre de paix posé au milieu de la Baltique et une source d’inspiration intarissable pour cette artiste libre et audacieuse. Dès sa plus tendre enfance, elle s’imaginait gambader au milieu d’une nature luxuriante, sans danger et en harmonie avec les éléments. En grandissant, la fille d’Helsinki souhaitait à tous ceux qu’elle aimait de posséder une île sans adresse. Ce sera finalement à quelques encablures du village de Söderby qu’elle trouvera son paradis. Un peu plus rocailleux que celui de ses rêves, Tove Jansson y passera tous ses étés jusqu’à sa mort à 86 ans.
Helsinkienne d’origine, elle met du temps à se conformer à la société finlandaise. Plus à l’aise en suédois qu’en finnois, elle rédige la majorité de ses écrits en suédois. Tove Jansson fait partie des « finlandssvenska », cette minorité finlandaise suédophone généralement issue de la bourgeoisie. Les valeurs sont d’ailleurs plus proches des pays occidentaux, ce qui lui permettra de faire les rencontres bienvenues dans sa quête de renommée. Lorsqu’elle ne réside pas dans le quartier Art Nouveau d’Helsinki, Klovharu fait office d’échappatoire nécessaire en fuyant les cercles aristocratiques de la capitale finlandaise. À Söderby, tout le monde parle suédois et laisse Tove Jansson parcourir cette île envoûtante. Dans la série des Moumines, Tove la dessinatrice ajoute de nombreux éléments tirés de ses séjours dans l’archipel. Une vie en autarcie qu’elle chérissait sans retenue avec sa compagne Tuulikki Pietilä.
Une carrière couronnée de succès mais éprouvante pour celle qui est considérée comme l’une des figures les plus importantes de la littérature finlandaise de l’Histoire. Une Moominmamma adorée au pays des mille lacs sur laquelle sont braqués tous les projecteurs. Elle reconnaît en 1963 la difficulté de trouver un équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle qu’impose son rôle d’ambassadrice : « J’ai été réveillée par une autre équipe de télévision qui voulait un commentaire sur la situation culturelle du moment. J’ai encore des masses à régler avec la famille et les cousins, les représentants de la culture des enfants, les traducteurs et les galeries d’art. . . . J’ai l’impression d’être un peu arrogante, mais je fais tout mon possible pour maintenir mon image : une enfant de la nature, douce, cultivée, en perpétuel émerveillement. » On comprend mieux son attachement viscéral à son île isolée qui signe un retour à une vie plus ordinaire.
Plus tard, Tove Jansson exprimera davantage son malaise à travers des lettres de correspondance. Elle aura à cœur de toujours commencer ses rédactions par une note positive cependant. Au fur et à mesure, son image de personnage public deviendra plus confidentielle. Seules quelques proches continueront de recevoir des nouvelles de Tove Jansson, souvent sous forme de lettre ouverte, déversoir de ses humeurs autant que de sa vie intérieure. Cet esprit ouvert et libre originel laissera place à un travail artistique plus complexe qui s’exprimera dans ses œuvres textiles, ses peintures et ses romans pour adultes. Signe d’un besoin de solitude, son atelier d’Helsinki autrefois vivant connaîtra plusieurs périodes de fermetures, comme si elle souhaitait mettre la clé sous la porte aux intrusions indésirables de sa vie romantique.
Écrivaine, plasticienne, peintre : une artiste complète
La majorité d’entre nous connaît Tove Jansson l’illustratrice audacieuse. Mais la créatrice des petits hippopotames blancs, les Moumines, s’adonnait encore davantage aux autres arts. Romancière, plasticienne, sculptrice : elle passait un temps incalculable penchée sur ses plans de travail, tantôt dans son atelier, tantôt chez des amis artistes ou sur son île déserte. En réalité, sa vraie passion fut la peinture. Durant toute sa carrière, ses talents de peintre hors du commun lui ont rapporté bien plus que ses succès littéraires. Elle peut s’enorgueillir d’avoir réalisé une multitude de peintures murales pour des bâtiments officiels ou des sièges sociaux à Helsinki et partout en Finlande. Un gagne-pain bienvenu et nécessaire pour s’offrir le matériel coûteux qu’elle devait se procurer pour ses autres hobbies artistiques.
Cette vie multiple, elle n’aurait pu la mener sans un atelier à sa disposition. Le désormais célèbre Ullanlinnankatu 1 au cœur d’Helsinki avait tout ce dont Tove Jansson espérait. Pourtant loin des standings des résidences d’artistes d’Europe, son petit atelier représentait le lieu de création idéal à ses yeux. En découvrant la pièce de 7,7 mètres de côté en 1944, voici ce qu’elle pensait : « Avec les bombardements, c’était horrible, plus de fenêtres, des fissures partout, des pans de mur effondrés, la cuisinière et les radiateurs tout a été détruit. » Un confort spartiate qui ne l’empêcha pas d’y passer le plus clair de son temps, même durant les hivers vigoureux de Finlande.
Lieu de rencontres, de fêtes et de vie – elle dormait dans une mini chambre adjacente -, son atelier lui permis de réaliser son rêve d’enfant : un endroit à son image où les pensées sont libres et les jugements interdits. Un rêve d’autant plus symbolique qu’elle en fit l’acquisition à la fin d’une des nombreuses menaces d’expulsion qui la visait depuis 10 ans. Tove Jansson fera appel à un couple d’amis designer, Reima et Raili Pietilä pour le moderniser en 1962. L’atelier mythique de Tove Jansson est resté intact depuis lors. Depuis une quinzaine d’années, des visites guidées y sont proposées et permettre de se plonger dans la peau de l’artiste finlandaise homosexuelle la plus connue au monde.
Tove Jansson, une icône engagée
Aujourd’hui encore, Tove Jansson fait figure d’icône culturelle adorée des enfants, admirée par les adultes. À sa mort en 2001, elle laisse derrière elle une œuvre considérable : peintures, romans, livres et contes pour enfants, couvertures de magazines, dessins animés politiques, livrets… Celle qui a conquis le cœur des bédéphiles (les amateurs de bandes dessinées) grâce aux 9 éditions des Moomins fut autant appréciée par son savoir-être que son audace artistique.
Dans la biographie Tove Jansson: Work and Life, l’historienne Tuula Karjalainen souligne bien les positions avant-gardistes de l’artiste finlandaise, notamment dans ses choix de vie personnels. En effet, elle partagera son quotidien avec un homme sans être mariée, une anomalie à l’époque, avant d’enchaîner quelques relations avec des femmes. Ses liaisons homosexuelles sont restées secrètes un moment avant d’être dévoilées, quand on sait que l’homosexualité était passible d’une peine de prison ou à l’internement psychiatrique jusque dans les années 1950. Elle dû même changer de numéro de téléphone suite aux appels incessants de personnes l’accusant d’avoir vendu son âme ou de s’être auto-censuré au profit de la réalisation d’œuvres commerciales.
On retrouve néanmoins des arguments opposés dans l’avant-propos de Fair Play rédigé par Ali Smith : « Dans sa production littéraire pour adultes comme dans le reste de son œuvre, Tove Jansson a fait preuve d’une assez grande radicalité dans la forme comme dans le choix des thèmes abordés, une radicalité là aussi empreinte de la tranquillité profonde qui est le propre de toute sa création. » La clarté stylistique de Jansson « mène à une transparence baignée de mystère », et ses livres mettent en scène « des personnages qui ne sont pas habituellement présents en littérature, ou auxquels les écrivains ne laissent habituellement que peu de place. »
« Cet homme, alors qu’arrivent les premiers maux de l’âge, retrouve un carnet intime qui parle d’un certain voyage entrepris des années plus tôt au Danemark ; un voyage qui le fit rencontrer une femme, aristocrate de la parentèle de Karen Blixen, étrange et désargentée, belle, séduisante, connue et pourtant totalement seule. Peut-on, le temps une fois passé, revoir avec des yeux totalement neufs une vie que l’on croyait connaître ? Que disent ces mots retrouvés sur l’homme qu’il pensait avoir été ?… »
[LIBREL.BE] Chagrin, mécontent de sa vie, de son pays, de sa civilisation, de son métier, de lui-même. Il s’est toujours cherché dans des endroits où il n’a jamais été. Cet homme, alors qu’arrivent les premiers maux de l’âge, retrouve un carnet intime qui parle d’un certain voyage entrepris des années plus tôt au Danemark ; un voyage qui le fit rencontrer une femme, aristocrate de la parentèle de Karen Blixen, étrange et désargentée, belle, séduisante, connue et pourtant totalement seule. Peut-on, le temps une fois passé, revoir avec des yeux totalement neufs une vie que l’on croyait connaître ? Que disent ces mots retrouvés sur l’homme qu’il pensait avoir été ?
Un chef-d’oeuvre !
Michel Polac
STEGNER Wallace (1909-1993), Vue cavalière est paru chez Phébus (collection Libretto) en 1998 puis chez Gallmeister (collection Totem) en 2023, dans une traduction d’Eric Chedaille.
EN (US) > FR
EAN 9782351788141
336 pages
Disponible en ePub et poche.
Ce que nous en disons…
J’ai rarement rencontré de miroir plus pertinent des états d’âmes propres à mon âge. Vivifiant ! S’il est quelque part une virilité pudiquement révélée, c’est dans ces romans de STEGNER…
… Joe Allston a toujours été plein de soi, incertain, chagrin, mécontent de sa vie, de son pays, de sa civilisation, de son métier, de lui-même. Il s’est toujours cherché dans des endroits où il n’a jamais été…
[GALLMEISTER.FR] Wallace Stegner est né le 18 février 1909 à Lake Mills, dans l’Iowa. Romancier, nouvelliste, historien, professeur et militant écologiste, celui qu’on appelle souvent le « doyen des écrivains de l’Ouest » (« Dean of Western Writers ») s’est imposé aussi bien à travers ses textes de fiction que ses essais.
Pendant son enfance, il vit notamment à Great Falls, dans le Montana, puis à Eastend dans le Saskatchewan (Canada). De manière générale, il déménage beaucoup à travers les États de l’Ouest américain – il dit plus tard avoir vécu « à vingt endroits, dans huit États et au Canada ». Il passe cependant la plupart de ses étés plus à l’est : à Greensboro, dans le Vermont.
Il étudie d’abord à l’université d’Utah, où il obtient un Bachelor of Arts, puis fait son master et son doctorat à l’université d’Iowa. Une fois diplômé, il enseigne dans plusieurs universités, dont l’université du Wisconsin et Harvard, avant de créer un département de creative writing à Stanford, qu’il dirige de 1945 à 1972. On compte parmi ses élèves Larry McMurtry, Edward Abbey, Raymond Carver et Thomas McGuane.
C’est en 1937 qu’il publie son premier roman, Remembering Laughter. Il est suivi par trois autres, puis, en 1943, Wallace Stegner rencontre son premier succès critique et populaire avec La Montagne en sucre (The Big Rock Candy Mountain). Parmi ses romans les plus notables, on peut notamment citer The Preacher and the Slave (1950 – plus tard rebaptisé Joe Hill : A Biographical Novel), A Shooting Star (1961), L’Envers du Temps (Recapitulation – 1961), et En lieu sûr (Crossing to Safety – 1987).
Acclamé par la critique, Wallace Stegner est couronné par le Prix Pulitzer de la fiction en 1972 pour Angle of Repose (1971) et par le National Book Award en 1977 pour The Spectator Bird (1976).
Il s’est aussi consacré à des essais, abordant des sujets très variés. On trouve notamment, parmi ses textes de non-fiction, deux histoires de l’implantation des Mormons dans l’Utah, une biographie de l’explorateur et naturaliste John Wesley Powell, ainsi qu’une histoire des débuts de l’exploitation pétrolière au Moyen-Orient. Engagé en faveur de l’environnement, il a co-fondé, en 1962, le Commitee for Green Foothills, une organisation non-gouvernementale qui agit au niveau local pour protéger les « collines, forêts, baies, marécages et zones côtières » de la péninsule de San Francisco. Le recueil Lettres pour le monde sauvage (2015) réunit douze de ses textes consacrés à des réflexions sur l’environnement et la nature.
Wallace Stegner décède le 13 avril 1993 des suites d’un accident de voiture à Santa Fe, au Nouveau-Mexique.
[GALLIMARD.FR] Depuis toujours, Sonia puise son bonheur dans la lecture et la solitude. C’est dans une bibliothèque que, à sa grande surprise, Robert, un peintre plus âgé qu’elle, qui a beaucoup voyagé en Europe et connu les camps, la demande en mariage. Avec Robert et, bientôt, leur fille Tania, Sonia n’est plus seule, elle lit moins, mais, malgré les difficultés matérielles de l’après-guerre, elle cultive toujours le même bonheur limpide, très légèrement distant et ironique. Des années plus tard, Tania introduit à la maison son amie polonaise Jasia, fille de déportés, mythomane, fantasque, aussi jolie que Tania est laide, et goûtant, comme elle, aux jeux amoureux. Jasia devient la maîtresse de Robert. Malgré son chagrin, Sonia est toujours heureuse. Robert meurt. Tania et Jasia s’en vont à leur tour, Sonia se retrouve seule, ells se remet à lire. Elle irradie toujours du même bonheur résolument paisible et mystérieux…
OULITSKAÏA Ludmila, Sonietchka est paru chez Gallimard en 1996, dans une traduction de Sophie Benech. Il est disponible en Folio depuis 1998.
RU > FR
EAN 9782070404261
120 pages
Disponible en poche.
Ce que nous en disons…
Ecriture sobre mais séduisante de clarté. Personnages attachants mais que de gueules cassées ! L’histoire se déroule sans accrocs alors que les faits rapportés en affoleraient plus d’un (lecteurs compris). Qu’à cela ne tienne, la constance de Sonia lisse une vie généreuse, à côté de laquelle d’autres seraient passées. Reste le mystère de Sonia : une telle lectrice peut-elle avoir une autre représentation du monde que celle des romans qu’elle dévore ? La lecture est-elle source d’aveuglement ou petite musique de vie ?
Quant à l’âme imperturbable de Sonietchka, enrobée dans son cocon de milliers de livres lus, bercée par le grondement et la fumée des mythes grecs, par la stridence hypnotique des flûtes moyenâgeuses, l’angoisse venteuse et brumeuse d’Ibsen, la pesanteur détaillée de Balzac, la musique astrale de Dante et le chant de sirène des voix pointues de Rilke et de Novalis, envoûtée par le désespoir moralisateur que les grands écrivains russes pointent vers le coeur même du ciel…
Sonia avait fait sur son mari une découverte épouvantable : il n’appréciait pas du tout la littérature russe, il la trouvait nue, tendancieuse et insupportablement moralisatrice. Il ne faisait qu’une exception, bien à contrecoeur : Pouchkine…
L’auteurE
Ludmila Oulitskaïa est née en 1943, dans l’Oural. Elle a grandi à Moscou et fait des études de biologie à l’université. Auteur de nombreuses pièces de théâtre et scénarios de films, depuis le début des années 1980, elle se consacre exclusivement à la littérature. Ses premiers récits ont paru à Moscou, dans des revues. Ses livres ont été traduits, en français, aux éditions Gallimard. Son roman « Sonietchka » a reçu le prix Médicis Étranger, en 1996. Elle a deux fils et vit actuellement à Moscou, avec son mari, le sculpteur Andreï Krassouline.
[GALLMEISTER.FR] « En ces bouillonnantes années 1960, la jeunesse américaine se berce d’illusions et d’utopies. Joe Allston, agent littéraire à la retraite, regarde cette époque agitée avec ironie : revenu de tout, il regrette de n’avoir pas su créer avec son fils désormais décédé la relation qu’il aurait voulue. Seule l’affection que sa femme Ruth et lui portent à un jeune couple du voisinage les rattache encore au monde extérieur. Leur existence confortable et routinière va se voir chamboulée par l’installation d’une colonie de hippies à proximité. Entre indulgence et exaspération, les Allston vont se retrouver confrontés à une jeunesse qu’ils ne comprennent guère. »
[BABELIO.COM] « Pour certains, La Vie obstinée est bien le chef-d’œuvre de Wallace Stegner, qui obtint le prix Pulitzer en 1972 pour Angle d’équilibre. On y retrouve Joe Allston, croisé dans Vue cavalière, toujours aussi incertain, mécontent de sa vie, de sa civilisation comme de son métier et qui se cherche avec élégance, en des endroits où il n’est jamais allé. Cet insatisfait chronique s’est installé en pleine nature non loin de San Francisco pour y couler, avec sa femme, ce qu’il croit être des jours heureux…
Ce n’est pas pour rien que les romanciers de l’école du Montana, Jim Harrison en tête, considèrent Stegner comme la figure centrale de leur courant littéraire nourri des grands espaces de l’Ouest. »
Un roman d’une intensité crépitante.
NEW YORK TIMES BOOK REVIEW
À la fois ancré dans notre époque et intemporel.
CHICAGO TRIBUNE
Gatsby le magnifique saisit les années 1920 tout en les transcendant. La Vie obstinée est une réussite du même ordre pour les années 1960.
VIRGINIA QUARTERLY REVIEW
La Vie obstinée commence comme une comédie sur le choc des cultures et des générations, mais Stegner y mêle une dimension plus sombre qui en fait un roman mélancolique et poignant sur la famille, l’échec et la réussite, ainsi que sur le rapport de l’homme à la nature.
l’opinion
EAN 9782351788134
STEGNER Wallace (1909-1993), La vie obstinée est paru chez Gallmeister en 2002, dans une traduction d’Eric Chedaille. La version anglaise originale, All the Little Live Things était parue en 1967.
EN (US) > FR
EAN 9782351788134
448 pages
Disponible en grand format, ePub et poche.
Ce que nous en disons…
J’ai rarement rencontré de miroir plus pertinent des états d’âmes propres à mon âge. Vivifiant ! S’il est quelque part une virilité pudiquement révélée, c’est dans ces romans de STEGNER…
De plus en plus d’adultes deviendront des voyous, des criminels, et iront grossir les rangs de ceux qui n’ont rien. C’est chez eux que nos démagogues et nos romanciers tendront à aller puiser leurs valeurs, leur vision du monde et leur jargon. Dans un premier temps, on contribue à faire naître ces sous-cultures et ensuite, par un phénomène de culpabilité et de compassion, on les épouse.
— Alors là, je vous arrête !
— Pas question. N’oubliez pas : vous êtes tout ouïe. Donc, c’est par pitié qu’on s’y conforme, et c’est du fait de cette pitié que le processus fait boule de neige. Toute civilisation florissante comporte des perdants – une des raisons de son succès est qu’elle sait distinguer ses perdants de ses héros. Nous avons renoncé aux héros – ils en tiennent pour la réussite. Nous nous retrouvons donc avec de plus en plus de perdants, que nous imitons parce que nous n’avons pas le cœur à les débarquer tout à fait. Vous m’écoutez toujours ?
— Pas sans tiquer.
— Je sais. Vous êtes une personne compatissante.
[GALLMEISTER.FR] Wallace Stegner est né le 18 février 1909 à Lake Mills, dans l’Iowa. Romancier, nouvelliste, historien, professeur et militant écologiste, celui qu’on appelle souvent le « doyen des écrivains de l’Ouest » (« Dean of Western Writers ») s’est imposé aussi bien à travers ses textes de fiction que ses essais.
Pendant son enfance, il vit notamment à Great Falls, dans le Montana, puis à Eastend dans le Saskatchewan (Canada). De manière générale, il déménage beaucoup à travers les États de l’Ouest américain – il dit plus tard avoir vécu « à vingt endroits, dans huit États et au Canada ». Il passe cependant la plupart de ses étés plus à l’est : à Greensboro, dans le Vermont.
Il étudie d’abord à l’université d’Utah, où il obtient un Bachelor of Arts, puis fait son master et son doctorat à l’université d’Iowa. Une fois diplômé, il enseigne dans plusieurs universités, dont l’université du Wisconsin et Harvard, avant de créer un département de creative writing à Stanford, qu’il dirige de 1945 à 1972. On compte parmi ses élèves Larry McMurtry, Edward Abbey, Raymond Carver et Thomas McGuane.
C’est en 1937 qu’il publie son premier roman, Remembering Laughter. Il est suivi par trois autres, puis, en 1943, Wallace Stegner rencontre son premier succès critique et populaire avec La Montagne en sucre (The Big Rock Candy Mountain). Parmi ses romans les plus notables, on peut notamment citer The Preacher and the Slave (1950 – plus tard rebaptisé Joe Hill : A Biographical Novel), A Shooting Star (1961), L’Envers du Temps (Recapitulation – 1961), et En lieu sûr (Crossing to Safety – 1987).
Acclamé par la critique, Wallace Stegner est couronné par le Prix Pulitzer de la fiction en 1972 pour Angle of Repose (1971) et par le National Book Award en 1977 pour The Spectator Bird (1976).
Il s’est aussi consacré à des essais, abordant des sujets très variés. On trouve notamment, parmi ses textes de non-fiction, deux histoires de l’implantation des Mormons dans l’Utah, une biographie de l’explorateur et naturaliste John Wesley Powell, ainsi qu’une histoire des débuts de l’exploitation pétrolière au Moyen-Orient. Engagé en faveur de l’environnement, il a co-fondé, en 1962, le Commitee for Green Foothills, une organisation non-gouvernementale qui agit au niveau local pour protéger les « collines, forêts, baies, marécages et zones côtières » de la péninsule de San Francisco. Le recueil Lettres pour le monde sauvage (2015) réunit douze de ses textes consacrés à des réflexions sur l’environnement et la nature.
Wallace Stegner décède le 13 avril 1993 des suites d’un accident de voiture à Santa Fe, au Nouveau-Mexique.