OLAFSDOTTIR : Rosa Candida (2015)

Ce qu’ils en disent…

[ZULMA.FR] Le jeune Arnljótur va quitter la maison, son frère jumeau autiste, son vieux père octogénaire, et les paysages crépusculaires de laves couvertes de lichens. Sa mère a eu un accident de voiture. Mourante dans le tas de ferraille, elle a trouvé la force de téléphoner aux siens et de donner quelques tranquilles recommandations à son fils qui aura écouté sans s’en rendre compte les dernières paroles d’une mère adorée. Un lien les unissait : le jardin et la serre où elle cultivait une variété rare de Rosa candida à huit pétales. C’est là qu’Arnljótur aura aimé Anna, une amie d’un ami, un petit bout de nuit, et l’aura mise innocemment enceinte. En route pour une ancienne roseraie du continent, avec dans ses bagages deux ou trois boutures de Rosa candida, Arnljótur part sans le savoir à la rencontre d’Anna et de sa petite fille, là-bas, dans un autre éden, oublié du monde et gardé par un moine cinéphile.

[LEPOINT.FR] Goutte de rosée sur un perce-neige, stalactite fondant au soleil, pain d’épices sous marbré se craquelant, concert de notes cristallines, comment dire les sensations inouïes que procure cette lecture venue du Grand Nord ? “Mon petit Lobbi”, voilà comment son vieux père, veuf inconsolable mais pourtant vaillant, nomme son fils qu’il voit prendre la route un jour, loin de la maison familiale, de la présence, muette et tendre, de son frère jumeau handicapé. Arnljótur s’en va vers un pays des roses que sa mère trop tôt disparue lui a appris à aimer, c’est sa grande passion, avec celle qu’il porte au “corps”, comme il désigne l’amour physique. Le sentiment, lui, n’a pas germé encore, même lors de son étreinte fugace, de nuit, dans la roseraie, avec Anna, qui lui annonce bientôt qu’elle est enceinte. Le si jeune père montre la photo de Flora Sol, sa toute petite, à tous ceux qui croiseront son périple vers le monastère où il est attendu comme jardinier.

Le long voyage est initiatique, semé d’inattendues rencontres, tendu par la difficulté de se faire comprendre quand on parle une langue que personne ne connaît.

Et puis, un jour, Anna demande au jeune homme d’accueillir leur enfant. Tout est bouleversé. Mais tout en douceur, avec ce qu’il faut de non-dits pour que l’essentiel affleure et touche au plus profond.

Tant de délicatesse à chaque page confine au miracle de cette Rosa candida, qu’on effeuille en croyant rêver, mais non. Ce livre existe, Auður Ava Ólafsdóttir l’a écrit et il faut le lire.”

Valérie Marin La Meslée

[NOUVELOBS.COM] En route pour une ancienne roseraie du continent, avec dans ses bagages deux ou trois boutures de Rosa candida, Arnljótur part sans le savoir à la rencontre d’Anna et de sa petite fille, là-bas, dans un autre éden, oublié du monde et gardé par un moine cinéphile.

Un humour baroque et léger irradie tout au long de cette histoire où rien décidément ne se passe comme il faut, ni comme on s’y attend.

Anne Crignon


OLAFSDOTTIR Audru Ava, Rosa candida est paru chez Zulma en 2015, dans une traduction de Catherin Eyjolfsson.

IS > FR

EAN 9782843047336

288 pages

Le roman est disponible en ePub et poche.


Ce que nous en disons…

La simplicité du désir que l’on découvre, comme une rose au matin petit, la musique du vent qui se glisse contre la peau, du mélisme sans mélo. Une prose directe, foisonnante de sobriété. Merci Madame Olafsdottir…

Patrick Thonart


Bonnes feuilles…

Comme je vais quitter le pays et qu’il est difficile de dire quand je reviendrai, mon vieux père de soixante-dix-sept ans veut rendre notre dernier repas mémorable. Il va préparer quelque chose à partir des recettes manuscrites de maman – quelque chose qu’elle aurait pu cuisiner en pareille occasion.

« J’ai pensé, dit-il, à de l’églefin pané à la poêle et ensuite une soupe au cacao avec de la crème fouettée. » Pendant que papa essaie de trouver comment s’y prendre pour la soupe au cacao, je vais chercher mon frère à son foyer dans la vieille Saab qui va sur ses dix-huit ans. Jósef m’attend depuis un moment, planté sur le trottoir et visiblement content de me voir. Il est sapé à bloc parce que c’est ma soirée d’adieu, il porte la chemise que maman lui a achetée en dernier, violette à motifs de papillons.

Pendant que papa fait revenir l’oignon alors que les morceaux de poisson attendent, tout prêts, sur leur lit de chapelure, je vais dans la serre chercher les boutures de rosier que je vais emporter. Papa m’emboîte le pas, ciseaux à la main, pour couper de la ciboulette destinée à l’églefin et Jósef, silencieux, le suit comme son ombre. Il n’entre plus dans la serre depuis qu’il a vu les débris de verre causés par la tempête de février qui a réduit en miettes beaucoup de vitres. Il reste dehors, près de la congère, et nous suit du regard. Papa et lui portent le même gilet noisette avec des losanges jaunes.

« Ta mère mettait toujours de la ciboulette avec l’églefin », dit papa, tandis que je lui prends les ciseaux des mains et m’étire pour atteindre dans le coin de la serre la touffe toujours verte dont je lui tends une poignée. C’est moi le seul héritier de la serre de maman, comme papa me le rappelle régulièrement. Ce n’est pas qu’il s’agisse d’une culture de grande envergure comme trois cent cinquante pieds de tomate et cinquante plants de concombre qui se transmettraient de mère en fils ; il ne s’agit en fait que de roses qui poussent toutes seules, sans qu’on ait besoin de s’en occuper spécialement, et peut-être de la dizaine de plants de tomate qui restent. Papa se chargera d’arroser en mon absence.

« Je n’ai jamais été porté sur les légumes, mon petit Lobbi, c’était le dada de ta mère. Moi, je pourrais tout au plus manger une tomate par semaine. À ton avis, à la récolte, ça va donner combien de fruits par plant ?
— Tâche de les donner, alors.
— Je ne peux tout de même pas frapper à tout bout de champ chez les voisins avec mes tomates.
— Et Bogga ? »

Je dis cela tout en me doutant bien que la vieille amie de maman doit avoir les mêmes goûts que papa.

« Tu ne veux tout de même pas que j’aille toutes les semaines rendre visite à Bogga avec trois kilos de tomates. Elle insisterait pour que je reste à dîner. »

Je pressens aussitôt ce qu’il va dire ensuite.

« J’aurais voulu inviter la demoiselle et l’enfant, poursuit-il, mais va savoir si tu n’y serais pas opposé.

— Oui, j’y suis opposé. La demoiselle, comme tu dis, et moi, on n’est pas un couple et on ne l’a jamais été, même si on a un enfant ensemble. Ça a été un accident. »

J’ai déjà mis les choses au point et papa doit bien se rendre compte que l’enfant est le fruit d’un instant d’imprudence, et que ma relation avec la mère s’est limitée au quart, que dis-je, au cinquième d’une nuit.

« Ta mère n’aurait pas vu d’objection à les inviter au dernier repas. » Chaque fois que papa a besoin de donner du poids à ses paroles, il tire maman de sa tombe pour l’appeler en renfort.

Moi, je me sens tout drôle de me trouver sur le lieu même, si j’ose dire, de la procréation, en compagnie de mon vieux père et de mon demeuré de frère jumeau qui est là, juste derrière la vitre. Papa ne croit pas aux coïncidences, du moins pas quand il s’agit des événements primordiaux de l’existence, comme la naissance et la mort ; la vie ne s’allume pas, ni ne s’éteint comme ça, par hasard, dit-il. Il ne peut pas comprendre que la conception puisse résulter d’une rencontre fortuite, que l’occasion de coucher avec une femme puisse se présenter à l’improviste, pas plus qu’il ne peut comprendre que la mort puisse résulter d’une flaque d’eau ou de gravillons dans un virage, quand on peut se référer à autre chose : aux chiffres et aux calculs arithmétiques. Papa pense les choses autrement, le monde tient par des chiffres ; ils sont au cœur même de la création et on peut lire dans les dates une vérité profonde, y voir de la beauté. Ce que moi j’appelle hasard ou occasion, selon le cas, est pour papa un élément d’un système complexe. Trop de coïncidences, ça n’existe pas, une à la rigueur, mais pas trois ; pas de coïncidences en série, dit-il : l’anniversaire de maman, la date de naissance de sa petite-fille et le jour de la mort de maman, tout ça le même jour du calendrier, le sept août. Pour ma part, je ne comprends pas les calculs de papa ; d’après mon expérience, c’est justement quand on se met à escompter quelque chose de précis, que tout autre chose arrive. Je n’ai rien contre la marotte d’un électricien à la retraite à condition que ses calculs n’aient rien à voir avec ma négligence en matière de préservatifs.

« Tu n’es pas en train de filer à l’anglaise, mon petit Lobbi ?

— Non, je leur ai dit au revoir hier. » Je n’irai pas plus loin dans son sens et il change alors de conversation.

« Tu ne sais pas si ta mère avait par hasard une bonne recette de soupe au cacao ? J’ai acheté de la crème à fouetter.

— Non, mais on pourrait peut-être trouver ensemble comment faire. »


L’auteur…

[ZULMA.FR] Auður Ava Ólafsdóttir est née en 1958 à Reykjavik. D’un réalisme sans affèterie, tout son art réside dans le décalage de son personnage, cocasse et tendre. Cette insolite justesse psychologique, étrange comme le jour austral, s’épanouit dans un road movie dont le héros sort plus ingénu que jamais, avec son angelot sur le dos. Rosa candida a été largement salué par la presse et la critique.


[INFOS QUALITE] statut : validé| mode d’édition : partage, recension, correction et iconographie | sources : zulma.fr ; librel.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © zulma.fr.


Lire encore en Wallonie-Bruxelles…

DURRELL : Le quatuor d’Alexandrie (1957-1960)

Ce qu’ils en disent…

Justine (1957)

[LIVREDEPOCHE.COM] En Grèce, sur une île des Cyclades, un homme se souvient de la ville d’Alexandrie. Avec une mémoire d’archiviste, il raconte ce qu’il a vécu là-bas avant la Seconde Guerre mondiale. Narrateur anonyme, Anglo-Irlandais entre deux âges, professeur par nécessité, il classe ses souvenirs, raconte son amour pour Justine, une jeune pianiste séduisante, un peu nymphomane et somnambule ; il évoque sa liaison avec l’émouvante Melissa, sa maîtresse phtisique. D’autres personnages se dessinent. D’abord Nessim, le mari amoureux et complaisant de Justine, Pombal, le Français, Clea, l’artiste-peintre, Balthazar, le médecin philosophe. Mais Justine, d’abord Justine, est au coeur de ce noeud serré, complexe, étrange, d’amours multiples et incertaines…
En achevant le premier tome de son fameux Quatuor d’Alexandrie (Balthazar, Mountolive et Clea succéderont à Justine et seront publiés entre 1957 et 1960), Lawrence Durrell (1912-1990) en donna à son ami Henry Miller une définition devenue célèbre : « C’est une sorte de poème en prose adressé à l’une des grandes capitales du coeur, la Capitale de la mémoire…« 

Balthazar (1958)

[LIVREDEPOCHE.COM] Deuxième volet du Quatuor d’Alexandrie, l’œuvre maîtresse de Lawrence Durrell, publiée entre 1957 et 1960, Balthazar est peut-être moins la suite de Justine que sa reprise, son amplification, selon un nouvel éclairage. Le narrateur et acteur du précédent livre reçoit la visite de Balthazar, le docteur juif, qui lui rapporte le manuscrit de Justine complété d’annotations, d’informations et de vérités contradictoires, qu’il ignorait jusqu’à présent. En un sens, le personnage de Balthazar devient le coauteur de ce second récit qui porte d’ailleurs son nom.
Les mêmes protagonistes sont considérés sous de nouveaux éclairages. La situation politique de l’Egypte entre les deux guerres, la révélation d’un complot copte, la mort de Melissa, la folie de Nessim, la fuite de Justine s’éclairent et s’approfondissent dans cette ville d’Alexandrie, de pure fascination, omniprésente, cette ville des défaites, des amours, des abandons, des décadences et des mélancolies.
La lecture de Balthazar permet de comprendre l’immense succès public que remporta la tétralogie romanesque de l’écrivain anglais. Mais on mesure surtout ici ses audaces et sa liberté formelle. En un mot, sa remarquable modernité. Roman intimiste mais aussi historique, poétique et philosophique, Balthazar a été écrit en six semaines.

Mountolive (1958)

[LIVREDEPOCHE.COMMountolive offre une nouvelle perspective sur les événements relatés dans Justine et Balthazar, es deux premiers volumes du Quatuor d’Alexandrie, l’oeuvre romanesque maîtresse de Lawrence Durrell (1912-1990) .
L’ambassadeur anglais, Mountolive, en devient le personnage principal. Il a parcouru l’Europe de l’avant-guerre, surpris à Berlin le mari de la belle et mystérieuse Justine en train d’acheter de armes pour défendre les coptes contre les Anglais. En bref, il perd ses illusions en découvrant la véritable personnalité de ses amis…
De ce volume, Lawrence Durrell disait : « Un style, totalement différent, une affaire naturaliste. » Ou encore : « Un gros roman orthodoxe. »
Mais il ne faut pas s’y tromper, le bonheur fou et méditerranéen de ce livre au romanesque échevelé et classique n’est peut-être pas si limpide que cela. Mountolive pourrait s’intituler ‘le livre de la fausse clarté’. Et c’est bien cette ambiguïté de sentiments et de la réalité qui donne à cette oeuvre unique sa mélancolie la plus déchirante.

Cléa (1960)

[LIVREDEPOCHE.COMClea est le quatrième et dernier volet du Quatuor d’Alexandrie, cette oeuvre magistrale que Lawrence Durrell composa entre 1957 et 1960. À cette entreprise romanesque aux facettes multiples, il fallait un dénouement. Ce sera donc Clea. Durrell écrivait à Henry Miller : « J’espère ajouter la quatrième dimension – Le Temps dans le dernier volume. » Clea, c’est un peu le Temps retrouvé du Quatuor. L’action désormais se situe après les événements rapportés dans Justine, Balthazar et Mountolive. Le narrateur quitte son île pour revenir à Alexandrie. La guerre touche à sa fin. Justine a vieilli, Balthazar est malade et solitaire. Seule, Clea, l’artiste, et, bien sûr, Alexandrie ont gardé leur pouvoir de séduction.
Le roman s’achève sur un échange de lettres entre le narrateur et Clea. Leur liaison s’interrompt. L’histoire se termine et recommence. De nouveau sur l’île, le narrateur entreprend la rédaction de son livre qui commence par ces simples mots : « Il était une fois…« 


DURRELL Lawrence, Le quatuor d’Alexandrie est composé de quatre romans distincts :

    • Justine (1957),
    • Balthazar (1958),
    • Mountolive (1958),
    • Cléa (1960).

Il est paru intégralement en Pochothèque chez Livre de Poche en 2003, avec une préface de Vladimir Volkoff. La traduction est de Roger Giroux. L’édition est annotée et suivie d’une postface de Christine Savinel | UK > FR | EAN 9782253132752 | 1052 pages.


Ce que nous en disons…

Jamais l’envol vers une prose plus poétique n’a autant permis d’approfondir la réalité kaléidoscopique de l’amour. Lecture pas toujours facile mais découverte incontournable…

Patrick Thonart


Bonnes feuilles…

Je ne suis ni heureux ni malheureux : je vis en suspens, comme une plume dans l’amalgame nébuleux de mes souvenirs. J’ai parlé de la vanité de l’art mais, pour être sincère, j’aurais dû dire aussi les consolations qu’il procure. L’apaisement que me donne ce travail de la tête et du cœur réside en cela que c’est ici seulement, dans le silence du peintre ou de l’écrivain, que la réalité peut être recréée, retrouver son ordre et sa signification véritables et lisibles. Nos actes quotidiens ne sont en réalité que des oripeaux qui recouvrent le vêtement tissé d’or, la signification profonde. C’est dans l’exercice de l’art que l’artiste trouve un heureux compromis avec tout ce qui l’a blessé ou vaincu dans la vie quotidienne, par l’imagination, non pour échapper à son destin comme fait l’homme ordinaire, mais pour l’accomplir le plus totalement et le plus adéquatement possible. Autrement pourquoi nous blesserions-nous les uns les autres ? Non, l’apaisement que je cherche, et que je trouverai peut-être, ni les yeux brillants de tendresse de Mélissa, ni la noire et ardente prunelle de Justine ne me le donneront jamais. Nous avons tous pris des chemins différents maintenant; mais ici, dans le premier grand désastre de mon âge mûr, je sens que leur souvenir enrichit et approfondit au-delà de toute mesure les confins de mon art et de ma vie. Par la pensée je les atteins de nouveau, je les prolonge et je les enrichis, comme si je ne pouvais le faire comme elles le méritent que là, là seulement, sur cette table de bois, devant la mer, à l’ombre d’un olivier. Ainsi la saveur de ces pages devra-t-elle quelque chose à leurs modèles vivants, un peu de leur souffle, de leur peau, de leur inflexion de leur voix, et cela se mêlera à la trame ondoyante de la mémoire des hommes. Je veux le faire revivre de telle façon que la douleur se transmue en art… Peut-être est-ce là une tentative vouée à l’échec, je ne sais. Mais je dois essayer…


L’auteur.e…

[UNIVERSALIS.FR] Irlandais comme James Joyce, né aux Indes comme Rudyard Kipling, diplomate comme Saint-John Perse, Lawrence Durrell (1912-1990) est à la fois un romancier et un poète. C’est aussi un essayiste.

Il abandonne ses études à dix-sept ans. Sa vie, pendant les années trente, jusqu’à la guerre, sera celle d’un beatnik avant la lettre. Il exerce plusieurs métiers : pianiste, photographe, et il publie ses premiers poèmes : Fragment original (Quaint Fragment, 1931), Ballade de la décomposition lente (Ballad of Slow Decay, 1931), Dix Poèmes (Ten Poems, 1932). Toujours à la recherche du soleil, à défaut de retrouver celui de son enfance, il se dirige vers la Méditerranée, et aboutit à Corfou, qui devient l’un des pôles d’attraction de sa vie : il y retournera, il y écrira, il en parlera dans L’Île de Prospéro (Prospero’s Cell, 1945). Il voyage ensuite en Europe, surtout en France et en Italie, et rencontre Henry Miller à Paris en 1937. Puis Lawrence Durrell retourne à Londres, où il publie, sans grand succès, deux romans : Pipeau bariolé des amants (Pied Piper of Lovers, 1935) et Printemps ou Tremplin d’épouvante (Panic Spring, 1937). Enfin, avec Le Carnet noir (The Black Book) publié à Paris en 1938, Lawrence se libère de ses obsessions, en particulier de la grisaille britannique qu’il appelle ‘la mort anglaise’, et s’émancipe de l’influence d’Henry Miller. Le Carnet noir est une œuvre étrange et difficile à classer, une sorte de catharsis lyrique et diffuse, qui n’est pas sans parenté, par sa révolte, avec les angoisses des écrivains américains de San Francisco et de Greenwich Village de cette époque.

Lors de la déclaration de guerre, il se trouve en Grèce à nouveau, à Corfou. Nommé attaché de presse à Athènes, il va au Caire, puis à Alexandrie, qui sera son second pôle d’attraction. C’est là qu’il situera sa fameuse tétralogie, Le Quatuor d’Alexandrie.

Il continue d’écrire et de publier de nombreux poèmes : Un pays privé (A Private Country, 1943), Cités, plaines et gens (Cities, Plains and People, 1946), Présomptions (On Seeming to Presume, 1948), Deus loci (1950). Mais il se lance aussi dans un genre nouveau, les récits de voyages, ou plutôt de séjours, le plus souvent à propos d’une île méditerranéenne : Corfou, avec l’Île de Prospéro ; la Crète, avec Cefalù, 1947 (qui est cette fois-ci un vrai roman), et plus tard, en 1953, Rhodes, avec Vénus et la Mer (Reflections on a Marine Venus). Ces œuvres, à mi-chemin entre la poésie et le roman, révèlent un grand talent d’évocation des lieux, des paysages et des personnages. Plus que les êtres, ce sont les lieux, les ‘dei loci’, qui importent.

En cela, ces récits poétiques préfigurent le fameux Quatuor d’Alexandrie. En effet, Justine (1957), Balthazar (1958), Mountolive (1958) et, enfin, Cléa (1960) composent comme les mouvements d’un quatuor complexe, où les événements et les personnages foisonnent, reflétant le grouillement de la ville d’Alexandrie, véritable sujet de la tétralogie. C’est à Alexandrie en effet, dans le fourmillement de ses bas-fonds, dans la valse élégante de ses diplomates, parmi les complots où rivalisent Anglais, Juifs, Arabes, Coptes et d’autres encore, que se noue, pendant la Seconde Guerre mondiale, le destin des héros.

Mais l’ambition de Durrell est plus vaste que celle, modeste, de décrire simplement une ville, si grouillante fût-elle, à travers son atmosphère et la psychologie de ses habitants.

Avec une audace et une virtuosité technique (sur laquelle il attire lui-même l’attention dans sa préface à Balthazar), il cherche à découvrir une forme romanesque nouvelle, « appropriée à notre époque, qui mériterait le nom de classique. » Ainsi, en quête de l’amour moderne, Durrell décide de s’inspirer de la théorie de la relativité, ce symbole du xxe siècle : « Trois parties d’espace et une de temps, voilà la recette pour cuisiner un continuum. » Justine, Balthazar et Mountolive représenteront trois visions simultanées des mêmes événements, romans sosies plutôt que suites, tandis que Cléa viendra ajouter la dimension temporelle. D’un livre à l’autre, le regard change, un même personnage passe de la narration subjective à une description objective ; sous un angle d’observation différent, des actes et des événements identiques prennent une signification nouvelle. Avec Cléa (récit du retour du narrateur à Alexandrie, quelques années plus tard), c’est le recul du temps qui cette fois change l’aspect des personnages comme la signification de leurs actes. Cette vision kaléidoscopique des hommes et des événements conduit le lecteur à s’interroger sur la vérité.

Cependant, malgré la prouesse technique et le talent dont Durrell fait preuve à chaque instant, on peut parfois se demander si l’exotisme florissant, le goût prononcé pour la couleur locale et les multiples épisodes mélodramatiques (en particulier dans Cléa) ne desservent pas l’œuvre plus qu’ils ne la servent.

Fixé dans le sud de la France, où il se passionne pour la construction des murs en pierres sèches, Lawrence Durrell a publié ensuite La Révolte d’Aphrodite (The Revolt of Aphrodite) composé de deux romans : Tunc (1968) et Nunquam (1970), ainsi que sa correspondance avec Miller (A Private Correspondance, 1963). Son goût des jeux de miroirs et des labyrinthes romanesques l’a amené à créer une nouvelle suite, Le Quintette d’Avignon, dont les titres sont : Monsieur, ou le Prince des ténèbres (Monsieur ; or, the Prince of Darkness, 1974), Livia, ou l’Enterrée vive (Livia ; or, Buried Alive, 1978), Constance, ou les Pratiques solitaires (Constance ; or Solitary Practices, 1982), Sebastian, ou les Passions souveraines (Sebastian ; or, Ruling Passions, 1983) et Quinte, ou la Version Landru (Quinx ; or, the Ripper’s Tale, 1985).

Ann Daphné GRIEVE


En savoir plus…

Justine est également devenu un film de George CUKOR (1969), avec Anouk Aimée…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, recension, correction et iconographie | sources : e.a. librel.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © DP.


Lire encore en Wallonie-Bruxelles…

HARRISON : Dalva (1987)

Ce qu’ils en disent…

[L’EXPRESS] « Le roman des grands espaces : la preuve, par la littérature, que l’on est ce que l’on fait. Une invitation à la sculpture de soi. »

François Busnel

[BABELIO.COM] « Dalva est le grand roman américain de Jim Harrison, son livre le plus abouti et le plus poignant, depuis le fabuleux Légendes d’automne. Harrison nous donne ici un portrait de la nation indienne jusqu’aux séquelles de la guerre du Viêt-nam et au cynisme des années 80 – en centrant son livre sur la vie tumultueuse et meurtrie d’une femme de quarante-cinq ans, Dalva. A travers cinq générations de sa famille de pionniers, c’est le mythe du jardin d’Eden, de l’innocence perdue que Harrison met en scène avec ce sens de l’espace, cet extraordinaire lyrisme, cette violence et cette étrange pudeur qui lui sont propres. “Comment, après avoir si bien commencé, avons-nous pu en arriver là ?” A cette question ô combien romanesque et melvilienne, Jim Harrison apporte avec Dalva, son chef-d’oeuvre, une réponse éblouissante. »


Cliquez sur l’image…

HARRISON Jim, Dalva est paru chez 10/18 en 1991, dans une traduction de Brice Matthieussent.

US > FR

EAN 9782264016126

470 pages

Disponible en ePub et poche.


Ce que nous en disons…

Qui est donc ce sorcier-des-mots-qui-parlent ? Quel est donc ce roman mosaïque où la vie quotidienne d’une femme américaine est une fenêtre ouverte sur un récit épique, où les héros sont tous des gueules-cassées… comme chacun d’entre nous ? Comment l’intime peut-il se déployer ainsi, comme dans une plaine à bisons ? Pourquoi pouvons-nous donner un visage connu de nous seuls, à chacun des personnages racontés, quand ils crient leur révolte ou pour appeler leur cheval, quand ils boivent à transpirer le jus des mignonnettes de leur motel, quand ils font l’amour sur une pierre cachée dans des vallées secrètes, quand ils s’enlacent sur un capot de voiture ou dans un jardin d’automne, quand ils meurent devant une grange entourés de leur famille, quand ils galopent à cheval éperdument, quand les chiens posent la tête sur leurs genoux, quand ils mentent, quand ils avouent, quand un enfant perdu empêche la mort dans la vie, quand la sueur le gagne sur l’eau de toilette ou quand une ferme est encerclée de rangées d’arbres, comme un enfer de Dante fait pour des garçons vachers, quand, enfin, les lignées familiales sont un héritage tellement ankylosant qu’il convient de bien s’ébrouer… Ce que fait Dalva. L’Amérique ne produit pas que des pervers, fussent-ils présidents, et il y a des conteurs qui savent comment dire ses cicatrices : Stegner, Morrison, Singer et… Jim Harrison. Merci : que dire d’autre ?

Patrick Thonart


Bonnes feuilles…

« C’était cette période de la vie où l’on veut être comme tout le monde, même si l’on commence à comprendre que ce « tout le monde » n’existe pas et n’a jamais existé. »

« J’étais mouillée après ce baptême dans la rivière, et il était sec et brûlant, son haleine sentait l’odeur aigre du vin de prune sauvage, le parfum suri des fruits gâtés, la terre et les brindilles collaient à notre peau, le petit cercle de lumière au sommet du tipi tombait vers mes yeux. Je ne croyais pas que j’irais jusque là.”

« La plupart des gens énergiques et brillants que j’ai connus avaient fermé la porte à double tour sur des secrets beaucoup trop vivaces pour qu’on puisse les qualifier de squelettes enfermés dans un placard. »

“La présence d’un homme âgé de Pacific Palisades dans l’angle opposé du restaurant m’a énervée. Il était connu pour sa cruauté sexuelle envers les femmes du milieu du cinéma. Je me suis surprise à me demander comment il pouvait exister des comportements pathologiques alors que la pathologie devenait la norme.”

“… à savoir que chacun doit accepter son lot de solitude inévitable, et que nous ne devons pas nous laisser détruire par le désir d’échapper à cette solitude. »

« On ne peut pas demander au désert d’incarner une liberté qu’on n’a pas d’abord organisée soi-même dans sa chambre à coucher ou dans son salon. C’est cette exigence que je trouve parfaitement déplacée dans presque tous les livres qui nous parlent de la nature. Les gens déversent dans l’univers naturel toutes leurs doléances mesquines et démesurées, puis ils se remettent à se plaindre de leurs éternels griefs dès que la sensation de nouveauté a disparu. Nous détruisons le monde sauvage chaque fois que nous voulons lui faire incarner autre chose que lui-même, car cette autre chose risque toujours de se démoder. […] Mais chaque fois que nous demandons aux lieux d’être autre chose qu’eux-mêmes, nous manifestons le mépris que nous avons pour eux. Nous les enterrons sous des couches successives de sentiments, puis, d’une manière ou d’une autre, nous les étouffons jusqu’à ce que mort s’ensuive. Je peux réduire à néant tant le désert que le musée d’Art moderne de New York en les écrasant sous tout un monceau d’associations qui me rendront aveugle à la flore, à la faune et aux tableaux. D’habitude, les enfants trouvent plus facilement que nous des champignons ou des pointes de flèches, pour cette simple raison qu’ils projettent moins de choses sur le paysage. »

« Si les nazis avaient gagné la guerre, l’Holocauste aurait été mis en musique, tout comme notre cheminement victorieux et sanglant vers l’Ouest est accompagné au cinéma par mille violons et timbales. »

« Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’on pouvait bien trafiquer dans ces organisations qui placent souvent de petites pancartes sur la route à l’entrée des villages : Rotary, Kiwanis, Chambre de Commerce, Chevaliers de Colomb, Maçons, Lions, American Legion, VFW, Élans, Aigles, Orignaux. C’est tout ce que j’ai pu trouver. Pourquoi diable n’y avait-il pas d’Ours ? »

« L’espace d’un instant le souvenir de Dalva et son absence m’ont submergé ; en même temps, j’ai compris à un niveau plus profond que je ne pouvais guère rivaliser avec tout cela. L’amour est en définitive un sujet plus ardu que la sexualité. »

« Cela paraît aujourd’hui ridicule, mais le comportement du coq, le comique inexorable de sa démarche, tout cela a quelque chose d’absurde et de tendre. »

« J’ai entendu un croassement qui, selon Dalva, était celui d’un faisan mâle. Comme les coqs, ces volatiles annoncent le jour – voilà bien une conduite de mâle : annoncer l’évidence… »


L’auteur…

[BABELIO.COM] « Jim HARRISON (1937-2016), nom de plume de James Harrison, est un poète, romancier et nouvelliste américain. À l’âge de huit ans, une gamine lui crève accidentellement l’œil gauche avec un tesson de bouteille au cours d’un jeu. Il mettra longtemps avant de dire la vérité sur cette histoire. A l’age de 16 ans, il décide de devenir écrivain et quitte le Michigan pour vivre la grande aventure à Boston et à New York. C’est aussi à 16 ans qu’il rencontre Linda, de deux ans sa cadette, qui deviendra sa femme en 1960. Ils ont eu deux filles, Jamie, auteur de roman policier, et Anna.

Il rencontre Tomas McGuane à la Michigan State University, en 1960, qui va devenir l’un de ses meilleurs amis. Sa vie de poète errant vole en éclats le jour où son père et sa sœur trouvent la mort dans un accident de la route causé par un ivrogne, en 1962. Titulaire d’une licence de lettres, il est engagé, en 1965, comme assistant en littérature à l’Université d’État de New York à Stony Brook mais renonce rapidement à une carrière universitaire.

Pour élever ses filles, il enchaîne les petits boulots dans le bâtiment, tout en collaborant à plusieurs journaux, dont Sports Illustrated. Son premier livre, Plain Song, un recueil de poèmes, est publié en 1965. En 1967, la famille retourne dans le Michigan pour s’installer dans une ferme sur le rives du Lake Leelanau. Immobilisé pendant un mois, à la suite d’une chute en montagne, il se lance dans le roman Wolf (1971).

McGuane lui présente Jack Nicholson sur le tournage de Missouri Breaks. Harrison, qui n’a pas payé d’impôts depuis des années, est au bord du gouffre. Nicholson lui donne de quoi rembourser ses dettes et travailler un an. Il écrit alors Légendes d’automne (Legends of the Fall, 1979), une novella publiée dans Esquire et remarquée par le boss de la Warner Bros qui lui propose une grosse somme pour tout écrit qu’il voudra bien lui donner. Le succès n’étant pas une habitude chez les Harrison, Jim se noie dans l’alcool, la cocaïne. Après une décennie infernale (1987-1997) durant laquelle il a écrit un grand roman, Dalva (1988), il choisit de s’isoler et de se consacrer pleinement à l’écriture et aux balades dans la nature. Jim Harrison meurt d’une crise cardiaque le 26 mars 2016, à l’âge de 78 ans, dans sa maison de Patagonia, Arizona. »


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JANNE d’OTHEE : Belgique. L’histoire sans fin (2024)

Ce qu’ils en disent…

[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET] Au premier regard, compte tenu du format (à peine 90 petites pages) et de l’illustration de l’emballage (des cornets de frites qui alternent avec un motif typiquement magrittien), on pourrait croire à un énième petit manuel de savoir-belgiquer, au mieux une sympathique déambulation livresque qu’on pensera à coincer dans son sac-banane entre deux paquets de spéculoos, le temps de pédaler une après-midi entre Le Zoute et La Panne, s’il nous prenait de faire une pause lecture dans le Zwin.

Puis, dès la première page, le jugement se trouve réévalué. Bien sûr, on savait depuis le héros brabançon créé par Jean Muno que, chez nous, certaines rues étaient coupées en deux par la frontière linguistique, mais il faut l’avouer, on ignorait l’existence de ce petit village de L’écluse, dont François Janne d’Othée parvient à dédramatiser l’absurdité foncière sans pour autant lui faire perdre tout sérieux. Il fait plus fort encore quand, à la question oratoire « Moules-frites, surréalisme et autodérision, sont-ce là les quelques ingrédients de la Belgitude ? », il ose répondre avec un accent emprunté au Picard (Edmond) : « C’est dans ce flou qu’il faudra débusquer l’âme belge. » Nous voilà bien paf, nous les Dikkenek convaincus de tout connaître d’un territoire si petit qu’il n’y a sans doute pas grand-chose à en savoir, et maintenant persuadés que ce mince volume nous ménage plus d’une surprise, oufti !, et d’une révélation, allez dit !

François Janne d’Othée, journaliste international, nous fait déambuler dans les moindres recoins de son pays natal et nous les éclaire tantôt à la lampe de mineur, tantôt au lampion de bal du 21 juillet. Enjambant les évidences, bondissant sur les stéréotypes, circulant en équilibriste sur les lignes de crêtes de nos divisions internes, le piéton prend aussi volontiers le train, fleuron national depuis 1835, ou se perd au fil des canaux flamands pour tracer une géographie de cœur comme de raison. Les anecdotes s’enchaînent, les noms foisonnent – d’esprits en quête d’innovation, d’athlètes, de mécènes, d’artistes – pourtant ce cramignon ne donne pas le tournis. Au contraire, embrassant beaucoup il étreint bien grâce à son style souple, et permet de mesurer, en quelques pages, notre ampleur et notre amplitude.

Chauvinisme cocoriquant ? Plutôt salubre piqûre de rappel sur nos complexes et nos complexités, sur les défauts de nos qualités et l’inverse. C’est ce que semblent d’ailleurs confirmer le président du Crisp Vincent de Coorebyter, l’historienne Els Witte et le comédien Sam Touzani. Trois regards nuancés, trois sensibilités invitées à dialoguer avec l’auteur en fin de volume. Au terme d’une fine analyse de la situation politique contemporaine, le premier déplore la difficulté croissante à honorer notre longue réputation d’experts en compromis ; la seconde revient aux racines de l’orangisme pour retracer deux siècles de rapports Nord-Sud et d’évolution politique louvoyante, de l’unitarisme au fédéralisme ; le dernier conclut sur un éloge de l’hybridité et brandit la fierté d’être à part entière un pur zinneke, ce qui est encore un oxymore conforme à notre identité profonde.

Un petit ouvrage à mettre en toutes les mains. Et d’abord celles des habitants d’Outre-Quiévrain.

Frédéric Saenen


JANNE D’OTHEE François, Belgique : L’histoire sans fin est paru chez Nevicata / L’âme Des Peuples en 2024.

FR

EAN 9782875231635

96 pages

Disponible en ePub et poche.


Bonnes feuilles…

« Sur les traces de Simenon

Dans ce pays devenu État fédéral en 1993, rien de plus sensible que la notion de territoire. Repartons de L’Écluse et poursuivons vers l’est du pays en rejoignant la soporifique autoroute E40 qui relie Bruxelles à Liège sur une centaine de kilomètres. Elle joue à saute-mouton avec la frontière linguistique : des tronçons sont en Wallonie, d’autres en Flandre, et les panneaux indicateurs des villes sont libellés en français ou en néerlandais, jamais dans les deux langues. L’automobiliste doit donc jongler avec les deux appellations : Beauvechain / Bevekom, Jodoigne / Geldenaken, Tirlemont / Tienen, avant d’arriver à Liège. Si entre-temps on sort de l’autoroute, comment savoir si on est en Flandre ? À la couleur des feux de signalisation. Avant, ils étaient en rouge et blanc sur tout le territoire belge, jusqu’au jour où un ministre flamand a décidé, dans la partie nord, de les repeindre en jaune et noir, couleurs du drapeau flamand.

Située en bord de Meuse, Liège est surnommée la Cité Ardente, et pas seulement pour son glorieux passé sidérurgique. Son tempérament est du genre frondeur, railleur, irrévérencieux… un héritage de cette longue période de 800 ans où elle fut capitale d’une principauté et dut se battre pour préserver son indépendance et ses libertés. Ici, c’est la chaleur de l’accueil qui prévaut : on se tutoie pour un rien.

A l’image du héros local Tchantchès, on ne prend pas l’autre de haut, même au sommet de la montagne de Bueren, un impressionnant escalier de 374 marches. La réputation festive du Carré, en plein centre, n’est plus à faire. Une quarantaine de cafés, restaurants, snacks (et un cinéma) sur une dizaine de rues piétonnisées, et c’est la grosse ambiance de jour et de nuit, toute l’année, avec les étudiants de l’université en acteurs principaux.

C’est justement en fréquentant un cercle d’étudiants, dont l’un se donnera la mort au portail de l’église Saint-Pholien, que Georges Simenon, né à Liège en 1903, en est venu à écrire Le Pendu de Saint-Pholien, une des innombrables enquêtes de son commissaire Maigret. À deux pas, une librairie d’occasion, qui porte le nom du célèbre héros, a été fondée en 1984 avec l’autorisation du maître. Cet écrivain francophone parmi les plus lus au monde est devenu un argument touristique : on peut suivre sa trace tout au long d’un parcours qui passe du magasin où il a acheté sa première pipe à ses domiciles successifs, jusqu’au commissariat qui lui fournissait la matière pour la Gazette de Liège où il a tâté du journalisme. En 1922, Simenon met le cap sur Paris. « J’ai passé ma vie à partir, faute d’une ancre probablement, car je ne suis d’aucun pays« , écrira-t-il. Une phrase très … belge.

La province de Liège est contiguë à la Flandre et aux Pays-Bas, avec la Meuse comme trait d’union. Depuis sa rive droite, une vingtaine de kilomètres au nord, on accède aux Fourons, Voeren en néerlandais. Depuis la fixation de la frontière linguistique, en 1962, cet ensemble de villages verdoyants totalisant 4 000 habitants se situe dans la province flamande du Limbourg. À la fureur des francophones majoritaires, qui ont vainement réclamé le retour dans la province voisine de Liège. Ce porc-épic fouronnais, comme on l’a surnommé, a fait chuter plus d’un gouvernement, mais la question est aujourd’hui réglée : les Fourons restent en Flandre.

Difficile d’imaginer que ces prés bucoliques qui s’étendent face à nous ont pris des allures de Belfast dans les années 1980. Le 9 mars de cette année-là, 2 000 ‘promeneurs’ flamands, la plupart affiliés à des mouvements extrémistes voire paramilitaires, déboulent sur la commune pour en découdre avec les francophones. Casqués et armés de bâtons, ils se retrouvent face à 500 membres de l’Action fouronnaise, dirigée par José Happart, un agriculteur aussi tenace que fort en gueule (et qui deviendra ministre quelques années plus tard). Les gendarmes à cheval chargent les manifestants à travers champs. Un francophone tire à la carabine depuis sa fenêtre, faisant deux blessés, et il s’en faut de peu que sa maison ne soit incendiée… »


L’auteur.e…

Journaliste spécialisé dans l’actualité internationale, notamment pour Le Vif L’Express, François Janne d’Othée a toujours gardé Bruxelles comme port d’attache. Il en connaît autant ses angles attachants que ses recoins moins glamour, et souvent romanesques.

François Janne d’Othée est né en 1959 à Anvers, en Belgique. Il est journaliste indépendant, spécialiste de l’actualité belge et internationale, et grand reporter. Il a antérieurement travaillé comme professeur de lettres au Maroc, comme attaché de presse à l’ONU à New York ainsi que pour des institutions européennes à Bruxelles. Il a également coordonné un réseau européen d’ONG actives en Afrique centrale. Il est diplômé en philologie romane et réside à Bruxelles. [Source : Editions Nevicata]


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Du même auteur :


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ONFRAY : Traité d’athéologie (2005)

Ce qu’ils en disent…

[LIBREL.BE] En philosophie, il y eut jadis une époque « Mort de Dieu. » La nôtre, ajoute Michel Onfray, serait plutôt celle de son retour. D’où l’urgence, selon lui, d’un athéisme argumenté, construit, solide et militant.


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ONFRAY Michel, Traité d’athéologie est paru chez Livre de poche en 2006.

FR

EAN 9782253115571

320 pages

Disponible en grand format, ePub et poche.

 


Bonnes feuilles…

Les trois monothéismes, animés par une même pulsion de mort généalogique, partagent une série de mépris identiques : haine de la raison et de l’intelligence ; haine de la liberté ; haine de tous les livres au nom d’un seul ; haine de la vie ; haine de la sexualité, des femmes et du plaisir ; haine du féminin ; haine des corps, des désirs, des pulsions. En lieu et place et de tout cela, judaïsme, christianisme et islam défendent : la foi et la croyance, l’obéissance et la soumission, le goût de la mort et la passion de l’au-delà, l’ange asexué et la chasteté, la virginité et la fidélité monogamique, l’épouse et la mère, l’âme et l’esprit. Autant dire la vie crucifiée et le néant célébré…


L’auteur…

[UNIVERSALIS.FR] Essayiste prolixe, ‘phénomène éditorial’, personnage médiatique bien qu’éloigné des cercles de l’intelligentsia parisienne, Michel Onfray a placé la pensée hédoniste au cœur de sa réflexion sur la philosophie. La publication de son Traité d’athéologie (2005) a suscité de vives réactions, à la fois de la part de ceux qui l’accompagnent dans son constat d’un univers trop préoccupé de Dieu et pas suffisamment des hommes, comme de ses détracteurs qui relèvent les approximations de son essai. En 2002, il a créé l’université libre et populaire de Caen, puis, en 2006, l’université populaire du goût, dont l’objet est d’apprendre à philosopher et non de se contenter d’engranger un savoir philosophique.

Né le 1er janvier 1959 à Argentan (Orne), Michel Onfray effectue sa scolarité dans un orphelinat agricole religieux, puis il entre à l’université de Caen. Il y entreprend un doctorat de philosophie sous la direction de Lucien Jerphagnon et enseigne à partir de 1983 dans un lycée technique. Déçu par l’Éducation nationale, il démissionne en 2002 pour créer l’université populaire de Caen dont il publie en 2004 le manifeste, La Communauté philosophique, suivi en 2006 d’Une machine à porter la voix. Ce « contrat » engage le lecteur à vivre dans les « Jardins » d’Épicure plutôt que dans la « République » de Platon : « Dans la République, l’individu existe par la collectivité ; dans le Jardin, la communauté n’existe que par et pour l’individu. » Dans ce même ouvrage, il stigmatise les « nouveaux philosophes » qui « ont liquidé toute possibilité d’une gauche digne de ce nom« .

Comme on le voit dans les conférences données à l’université populaire de Caen et qui sont rassemblées à partir de 2006 sous le titre de Contre-histoire de la philosophie, Michel Onfray préfère, aux systèmes, les individualités (Nietzsche, les Cyniques, les penseurs libertins), les existences avec leurs forces et leurs intensités, leurs énergies. « J’aime la philosophie incarnée, vivante, de chair et d’os, engagée dans le réel, susceptible de produire des effets immédiats, de modifier la vie quotidienne… » L’enseignement de la philosophie tient pour lui dans ces anecdotes où Gilles Deleuze voyait le point singulier où se matérialise l’unité de la vie et de la pensée : « la preuve du philosophe, c’est sa vie philosophique« . Ainsi, la pensée de Michel Onfray entretient-elle un certain rapport aux philosophes, saisis dans leur vie, et la vie de leur corps, de leurs manières de sentir (Le Ventre des philosophes, 1989 ; La Raison gourmande, 1995), de voir (L’Œil nomade, 1993 ; Métaphysique des ruines, 1995 ; Archéologie du présent, 2003) et de penser (La Sculpture de soi, prix Médicis de l’essai en 1993 ; Politique du rebelle, 1997). En 2010, son essai sur Freud, Le Crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne provoque une violente polémique.

Un autre de ses champs d’investigation porte sur ce qu’il nomme, empruntant faute de mieux le terme à Georges Bataille, l’athéologie, car « l’athéisme relève d’une création verbale des déicoles« . Michel Onfray y jette les bases philosophiques de la critique du monothéisme. Il étudie les problématiques historiques de l’élaboration du christianisme et les liens que les trois religions monothéistes ont tissés avec le pouvoir. Il en dégage plusieurs remarques qui heurtent sa sensibilité hédoniste et fonde sa position quant aux religions : « la religion procède de la pulsion de mort« , elle hait le corps, la sexualité, la vie, la science, la liberté de pensée, la démocratie. Mais, plus encore que les extrémismes aisément identifiables, le véritable obstacle à l’athéisme tient aux traces de religieux qui subsistent dans notre société laïque…


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MANKELL : Comédia infantil (2016)

Ce qu’ils en disent…

Il y a dans ce livre des accents poétiques, une tendresse à fleur de peau qui se marie avec la perception d’un monde inexorable.

Madame Figaro

[EDITIONSPOINTS.COM] Quelque part en Afrique, la nuit, un homme assis sur le toit d’un théâtre contemple la ville. A ses pieds, allongé sur un matelas, un enfant blessé par balle est en train de mourir. Nelio, dix ans, possède pourtant la sagesse et l’intelligence d’un vieil homme… Pendant les neuf nuits qui lui restent à vivre, il va raconter l’histoire de sa vie.
Tandis que la guerre civile faisait rage, Nelio, alors âgé de six ans, a été l’unique rescapé de la mise à sac de son village. Après une période d’errance ponctuée de rencontres étranges, il finit par se retrouver en ville et par rejoindre un groupe d’enfants des rues. Un jour, il est blessé mortellement par un gardien du théâtre qui le prend pour un voleur.
Le narrateur est José Antonio Maria Vaz, un simple boulanger africain qui a connu la domination portugaise et qui, comme dans les Mille et Une Nuits, recueille le récit de Nelio, suspendu aux premières lueurs du jour jusqu’à la nuit suivante.
Tel est le conte humaniste, cruel et tendre à la fois, que Henning Mankell ciselle de main de maître, abordant, au-delà de l’histoire de Nelio, tout autant la misère dans les État ruinés d’Afrique après l’ère coloniale, que maints aspects de l’existence humaine : le rôle de l’art et de l’imagination chez l’individu, les forces mystérieuses qui nous gouvernent et le sens de la vie.

[AFRICINE.ORG] On pouvait craindre le pire : un film réalisé par une Occidentale sur les enfants des rues au Mozambique d’après le roman d’un auteur à succès suédois. La surprise est d’autant plus grande : Comédia infantil, qui laisse l’enfant Nelio raconter sa dramatique histoire dans un Mozambique en guerre, est attachant sans verser dans le sentimentalisme, magique sans être niais, engagé sans brandir de pancarte et beau sans carte-postale. Tout tient bien sûr dans la manière de traiter le sujet. On retrouve dans cette écriture cinématographique quelque chose de Marguerite Duras : des plans lacunaires et incisifs centrés sur des détails signifiants, une stylisation générale évitant systématiquement tout effet esthétisant, et en définitive un étonnement ménagé au spectateur à chaque image. Un enfant raconte son histoire mais c’est d’une réécriture qu’il s’agit. Une distance littéraire (il réfléchit ce qu’il vit) vient renforcer une distance théâtrale (il rejoue son histoire pour finalement déboucher sur une scène de théâtre). Si bien que le réalisme des détails donne paradoxalement naissance à une atmosphère irréelle, où la magie trouve une place toute naturelle. Cela n’empêche pas l’identification mais nous dispense des larmes, car l’émotion ressentie ne provient pas d’une peur de ce qui nous arriverait si on était à la place de l’enfant mais davantage du réveil en soi d’une compréhension sensible du cycle de la vie et de la mort, du drame de la guerre, de la magie de la vie.
On retrouve la subtilité développée dans Kirikou la sorcière de Michel Ocelot et l’on peut souhaiter au film le même succès tant chez les jeunes que chez les adultes. Il n’y a pas de hasard : tout comme Ocelot a puisé dans son enfance guinéenne, Henning Mankell, l’auteur du livre dont est tiré le film, vit au Mozambique où il dirige le Théâtre Avenida qui sert de décor au film. La réalisatrice vit elle-même entre Portugal et Suède et l’on retrouve dans le film certaines obsessions de la culture portugaise (culture coloniale : il appartiendrait à un auteur mozambicain d’en déceler les ambiguïtés) comme l’inscription de la violence dans le cycle de la vie ou la recherche d’un monde spirituel intermédiaire. Aux soldats portant des masques de mort qui vont jusqu’à écraser un enfant dans un mortier s’oppose une femme-lézard qui sauve et initie à la fois. Le film devient ainsi une série d’étapes initiatiques où l’enfant Nelio engrange les expériences lui permettant d’affirmer les valeurs de vie qui permettront à cette société de sortir de la guerre. Comme dans le final du magnifique Mortu Nega (Ceux dont la mort n’a pas voulu) du Bissau-Guinéen Flora Gomes, une rencontre est proposée entre les morts et les vivants pour pouvoir danser sur la scène du théâtre de la vie. Le boulanger, qui a écouté durant tout le film l’histoire de Nelio, peut alors généreusement offrir ses croissants aux enfants des rues et quitter son état de soumission pour partir sur le chemin de l’autonomie.

Olivier Barlet


MANKELL Henning, Comédia infantil est paru en suédois en 1995 puis en français chez Points en 2003, dans une traduction de Agneta Segol et Pascale Brick-Aïda. Il est réédité chez Points depuis 2016.

SV > FR

EAN 9782020799072

288 pages


Ce que nous en disons…

La maîtrise de Mankell permet une émotion contenue d’une rare intensité, l’horreur est évidente mais sans l’indécence du pathos, l’humanité rayonne à chaque page. C’est une Afrique qui sonne juste, profonde et incarnée, sous la plume d’un suédois qu’on a connu plus détaché.

Nous étions déjà sous le charme des deux récits non-policiers de Mankell (Les chaussures italiennes en 2019 et Les bottes suédoises en 2020). C’est un souffle plus large encore qui habitait l’histoire de José Antonio Maria Vaz et de Nelio, quelques années auparavant. A lire d’urgence…

Patrick Thonart


Bonnes feuilles…

Moi qui porte le nom de José Antonio Maria Vaz, j’attends la fin du monde debout sur un toit en terre rouge brûlée par le soleil. La nuit sous le ciel étoilé des Tropiques est suffocante et humide. Je suis sale et fiévreux. Mes vêtements en lambeaux semblent vouloir se détacher de mon corps décharné. J’ai de la farine dans mes poches et elle est pour moi plus précieuse que l’or. Il y a un an, j’étais encore quelqu’un, j’étais boulanger, alors qu’à présent je ne suis plus personne. Je ne suis plus qu’un mendiant qui passe ses journées à errer sous le soleil brûlant, et ses nuits interminables à attendre sur le toit vide d’une maison. Mais les mendiants possèdent aussi leurs signes, qui leur assurent une identité et les distinguent de tous ceux qui exposent leurs mains au coin des rues, comme pour les offrir ou pour vendre leurs doigts, les uns après les autres. José Antonio Maria Vaz est ce miséreux connu sous le nom du Chroniqueur des Vents. Mes lèvres bougent sans relâche, jour et nuit, comme pour raconter une histoire que personne n’a jamais eu le courage d’écouter. J’ai fini par accepter que la mousson venant de la mer soit mon unique auditeur, toujours aussi attentif, patient comme un vieux curé qui attend la fin de la confession. […]

La dernière nuit

Le soleil était tout près de mon âme le dernier jour où Nelio était encore en vie. Quand je vidais mes poumons, l’air s’embrasait pour retomber ensuite sur le pavé comme des cendres noires. Jamais, ni avant ni après, je n’ai connu une chaleur aussi intense. Impossible de trouver de la fraîcheur. Même le vent, qui venait de la mer, haletait d’épuisement. J’errais nerveusement dans les rues, me glissant, quand je le pouvais, dans des endroits ombragés et secs où les gens cherchaient vainement un peu de répit. Un étourdissement croissant menaçait de me jeter à terre. Je ne savais plus très bien où j’en étais. J’avais l’impression que tout ce qui m’arrivait était une erreur qui ne concernait personne et dont personne n’était vraiment responsable. Pour la première fois,je voyais le monde tel qu’il était. Ce monde dont Nelio avait perçu le secret avant même d’être adulte.
Et qu’est-ce que je voyais ? Le moteur d’un tracteur hors d’usage gisait là comme un poème narquois pour me parler de ce monde qui était en train d’éclater sous mes yeux. Un enfant de la rue fouettait violemment la terre comme pour la punir de sa propre misère. Un vautour solitaire planait silencieusement au-dessus de ma tête. Il se laissait porter par les vents ascendants, insensible aux rayons du soleil qui essayaient de percer son plumage. Son ombre me frappait de temps à autre comme une masse métallique et me pressait contre le sol. J’ai vu un vieil homme noir, tout nu, qui se lavait à une pompe. Malgré la chaleur, il frottait énergiquement son corps comme s’il voulait arracher sa vieille peau usée. Sous le soleil impitoyable, j’ai découvert, ce jour-là, le vrai visage de la ville. J’ai compris que les pauvres, trop occupés à se débattre sur le fil ténu de la survie, n’avaient pas le temps de préparer leur vie et étaient forcés de la consommer à l’état brut. J’ai vu ce temple de l’absurde qu’était la ville, qu’était peut-être aussi le monde, à l’image de ce qui m’entourait. Je me trouvais en réalité au beau milieu de la cathédrale sombre de l’impuissance. Ses murs s’écroulaient lentement en soulevant une poussière épaisse. Ses vitraux multicolores avaient disparu depuis bien longtemps déjà. Autour de moi, je ne voyais que des pauvres. Les autres, les riches, évitaient les rues et s’abritaient dans l’enceinte de leurs bunkers où des machines chuintantes maintenaient une fraîcheur constante. Le monde n’était plus rond. Il était redevenu plat et la ville était située à son bord extrême. Si jamais les maisons se faisaient de nouveau balayer des pentes escarpées par de violentes pluies, elles ne seraient plus précipitées dans le fleuve, mais dans un gouffre sans fond.
Ce jour-là, la ville semblait être la victime d’une invasion subite, non pas de sauterelles, mais de prêcheurs. Ils étaient partout, perchés sur des caisses, des cartons, des palettes ou des poubelles. Le visage ruisselant de sueur, ils tentaient d’attirer les gens en usant de leur voix plaintive et de leurs mains suppliantes. Des hommes et des femmes les ont rejoints. Ils balançaient leur corps en fermant les yeux, espérant trouver un changement radical au moment de les rouvrir. Certains se tordaient convulsivement par terre, d’autres s’éloignaient en rampant comme des chiens battus, d’autres encore jubilaient pour des raisons qui m’échappaient. Moi qui avais toujours cru que l’Apocalypse se déroulerait sur fond de pluie, de nuages noirs déchiquetés, de tremblements de terre et sous un millier d’éclairs, je m’apercevais que je m’étais trompé. C’est sous un soleil de plomb que le monde allait disparaître. Nos ancêtres – sans doute des millions -, ne pouvant plus supporter la souffrance que les vivants s’infligeaient les uns aux autres, s’étaient réunis pour que nous nous retrouvions tous ensemble dans l’autre monde, après la chute dans le néant. Les rues que j’arpentais ne seraient alors plus qu’un souvenir dans la mémoire de ceux qui n’avaient pu apprendre à oublier.
Je suis passé devant une maison où un homme, pris de folie, était en train de lancer ses meubles par la fenêtre. Il appelait sans cesse son frère Fernando qu’il n’avait pas revu depuis le début de cette guerre que les bandits avaient imposée à notre pays. Je l’ai vu au moment où il jetait son lit. En heurtant le trottoir, le matelas s’est éventré et le bois a éclaté. Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai poursuivi mon chemin. Pourquoi je ne lui ai pas dit de s’arrêter. Je me le demande encore.
Le dernier jour où Nelio était encore en vie reste pour moi comme la longue représentation d’un rêve dont je n’aurais gardé que des souvenirs partiels. Quelque chose était sur le point de se terminer dans mon existence, et soudain j’ai commencé à comprendre le véritable sens du récit de Nelio. J’avais peur de l’inévitable. Peur que son histoire ne s’achève. Peur que tout soit révélé et qu’il meure des suites de sa terrible blessure à la poitrine. Finalement, l’unique chose que la vie nous offre gratuitement, à nous les pauvres, aux gens comme Nelio et moi, c’est la mort.
Nous sommes forcés de consommer la vie à l’état brut. Et après … il n’y a plus que la mort qui nous attend.
Il ne nous est jamais donné d’envisager le lendemain sans crainte. Nous n’avons jamais le temps de préparer la joie ou d’astiquer nos souvenirs pour les faire briller. […]

Moi, José Antonio Maria Vaz, seul sur un toit, sous le ciel étoilé des  Tropiques, j’ai une histoire à raconter…


L’auteur…

Henning Mankell, né en 1948 dam le Harjedalen, vit entre le Mozambique et la Suède. Écrivain multiforme, il est l’un des maîtres incontestés du roman  policier suédois. Sa série centrée autour de l’inspecteur Wallander, et pour laquelle l’Académie suédoise lui a décerné le Grand Prix de littérature policière, décrit la vie d’une petite ville de Scanie et les interrogations inquiètes de ses policiers face à une société qui leur échappe. En France, il a reçu le prix Mystère de la critique, le prix Calibre 38 et le Trophée 813. Il est aussi l’auteur de romans ‘africains’ empreints de réalisme poétique.  Couronné par plusieurs prix littéraires, Comédia infantil a été adapté à l’écran en 1998 (Prix spécial Cannes junior 1999).


En savoir plus…

  • Comédia infantil, un film de Solveig Nordlund : 1997, Suède (Torromfilm) – Portugal (Prole Filme) – Mozambique (Avenida Produções), 92 mn, 35 mm, dolby. Distr. Cinema public films (01 47 57 36 36). Sortie France le 9 février | Résumé : L’histoire de Nélio, un gamin mozambicain, dont le destin est bouleversé par la guerre. Sa famille est décimée par les terroristes. Conduit dans un camp pour enfants soldats, il s’échappe, gagne la ville et devient le chef d’une bande des rues. Peu à peu, les gens commencent à lui prêter des pouvoirs de guérisseur, sa réputation grandit et on vient vers lui pour chercher du secours et repousser la mort. Mais la guerre le rattrape…


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Lire encore en Wallonie-Bruxelles…

PENA-RUIZ : Grandes légendes de la pensée (2015)

Ce qu’ils en disent…

[LIBREL.BE] Le nez de Cléopâtre qui a changé le monde, le feu de Prométhée, la chute d’Icare… Ces mythes et histoires sont à l’origine même de notre civilisation. Peut-on mieux définir l’amour-passion qu’en évoquant Tristan et Yseut ? ou l’aveuglement par l’histoire si connue d’oedipe ? Henri Pena-Ruiz nous invite, comme dans une conversation entre amis, à réfléchir sur les conquêtes de la culture et de la technologie, le bonheur illusoire ou la paralysie de l’indifférence.

Il n’est pas si difficile de penser la vie et le monde. Ni les grandes questions qui nous tourmentent. Venus du fond des âges, des images et des récits nous y aident. L’amour passion de Tristan et Yseut, l’envol de l’homme-oiseau Icare, le déluge qui submerge l’ancien monde, l’aveuglement d’Oedipe qui réalise son destin en voulant le fuir, l’hésitation de César avant de franchir le Rubicon, le nez de Cléopâtre, maîtresse de l’empereur de Rome… L’idée de réunir ce patrimoine d’images et de récits qui parlent à l’imagination et guident la pensée avait inspiré un premier livre, le Roman du monde. Le succès de cet ouvrage a conduit à la série d’émissions de radio proposée par France-Culture durant l’été 2005, Grandes Légendes de la pensée. Le genre retenu pour ces émissions devait conduire à son tour à un nouveau livre, plus restreint dans le choix des légendes, et surtout marqué par le souci de les évoquer très librement, comme on le fait dans une conversation entre amis. Voici donc un livre d’initiation, aussi simple et ludique que possible, que l’on pourra lire à sauts et à gambades, comme le disait Montaigne. Il s’agit de raconter la pensée, et de donner en peu de pages des repères essentiels, tirés des grands moments de la culture, pour aider à la réflexion sur les choses de la vie.


PENA-RUIZ Henri, Grandes légendes de la pensée est paru chez J’AI LU en 2015. Il est aujourd’hui épuisé

FR

EAN 9782290020029

187 pages

Disponible en poche


Bonnes feuilles…

La vie parfois vacille et doute d’elle-même. Commencer, recommencer, sans cesse. Le constat de l’éternel recommencement des choses, semblable au cycle des saisons, la vie succédant à la mort et la mort à la vie, la croissance au déclin et le déclin à la croissance, produit une sorte d’angoisse. Le quotidien qui se livre sous le signe du recommencement mérite-t-il d’être vécu ? Peut-on croire au sens de ce que l’on fait, lorsqu’il faut toujours reprendre, toujours recommencer ?

Le rocher que Sisyphe était condamné à porter dévalait la pente que Sisyphe avait gravie, chaque fois qu’il atteignait le haut de la colline. Ce rocher de Sisyphe est devenu le symbole d’une tâche absurde à accomplir, puisque sitôt accomplie, elle doit être recommencée. À certains égards, n’est-ce pas tout le déroulement de la vie quotidienne qui peut être placé sous le signe du rocher de Sisyphe ? On se lève le matin, on se prépare, on va travailler, on revient, on recommence le lendemain. Ainsi disait-on naguère des ouvriers qui allaient à l’usine : « Métro, boulot, dodo », « Métro, boulot, dodo », et ce recommencement semblait dessaisir la vie de toute signification.

Mais la conscience humaine interroge : pourquoi ? Camus raconte qu’à un moment ou à un autre de cet enchaînement machinal quotidien, la question du pourquoi s’élève. Il faut poser la question du pourquoi, il faut réfléchir sur cette apparence d’éternel recommencement, sur cette apparence d’absurdité qui pourrait bien, si l’on n’y prend pas garde, dessaisir la vie elle-même de toute signification. La méditation sur la tâche de Sisyphe reprend cette interrogation. Albert Camus, dans le Mythe de Sisyphe, raconte :

À cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin. Créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore. Je laisse Sisyphe au bas de la montagne. On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Sisyphos, en grec, c’est « le très sage ». Le héros de Camus était légendairement connu pour son intelligence, mais aussi pour la démesure, en grec hubris, par laquelle il voulait, en quelque sorte, s’égaler aux dieux. Sisyphe, l’être qui voulait non pas nier la divinité, mais s’en passer, voire s’égaler à elle. D’où le châtiment qui lui rappelle à la fois sa force et sa faiblesse, et va l’obliger à l’effort sans cesse répété des êtres mortels. La force, c’est celle de Sisyphe capable de rouler son rocher jusqu’en haut de la colline, la faiblesse, c’est la vanité d’un tel travail, dès lors qu’au dernier moment le rocher dévale de toute sa force jusqu’au bas de la colline, avec obligation pour Sisyphe de tout recommencer. Il faut porter le fardeau quotidien, quoi qu’il en coûte.

Dans le onzième chant de L’Odyssée, Homère décrit l’effort de Sisyphe et son inexorable recommencement.

Ses deux bras soutenaient la pierre gigantesque et des pieds et des mains, vers le sommet du tertre, il la voulait pousser. Mais à peine allait-il en atteindre la crête qu’une force soudain la faisant retomber, elle roulait au bas, la pierre sans vergogne. Mais lui, muscles tendus, la poussait derechef, tout son corps ruisselait de sueur et son front se nimbait de poussière.

On reconnaît là le châtiment de la tâche sans cesse recommencée, comme celle des Danaïdes, ces nymphes des sources que la légende représente aux enfers, versant indéfiniment de l’eau dans des tonneaux sans fond. Pourquoi ? La question du sens des actions s’étend très vite à celle du sens de la vie. Dans le ciel dont les dieux se sont absentés, nul signe désormais n’est adressé aux mortels, qui sont seuls devant leur tâche. Il leur faut conduire leur vie, la reconduire, de jour en jour, et l’effort pour le faire suffit à leur condition. L’homme va s’inventer les moyens de persévérer dans son être. Depuis Prométhée, il est capable de produire son existence. Sisyphe, un instant, s’arrête. Au moins intérieurement. Et alors va s’esquisser la sagesse  toute simple d’une interrogation première. Quelle vie voulons-nous vivre et quel bien mérite d’être recherché pour lui-même ? Question essentielle qui appelle une réflexion pour aller vers la sagesse. La tâche de la vie se redéfinit. Non, le recommencement qui appartient à la vie des hommes mortels ne peut pas disqualifier cette vie. Et Sisyphe lève les yeux vers le ciel. Ce ciel est désert. Soit. Mais lui, Sisyphe, trouvera dans la tâche quotidienne qui est la sienne les ressources même pour vivre heureux.

Sisyphe ne peut se réconcilier avec la vie qu’en prenant la mesure de ce monde où il va inscrire sa destinée. Sa force renaîtra toujours s’il décide, une fois pour toute, de vivre sa vie d’homme, de se passer de ces dieux qui sont tour à tour protecteurs et menaçants. La peur n’est plus de mise, ni la lassitude. Les rythmes quotidiens ne sont pas l’essentiel. Ils rendent la vie possible, tout simplement, sans préjuger de la direction qui l’accomplira. À l’homme de construire son monde et de dessiner les contours de son bonheur, de façon tout à fait inédite. Sisyphe ne peut pas reprendre à son compte la fameuse phrase de Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » Pour Sisyphe, l’humanité maîtresse d’elle-même porte seule son fardeau, mais elle est ainsi habilitée à définir seule les valeurs qui lui permettront de vivre le mieux possible.

De cette façon, un nouveau bonheur va prendre forme sur le fond de l’absurdité initiale. Celle-ci est dépassée, transcendée. L’homme se dresse et il va assumer son humaine condition. Un humanisme se dessine qui est celui d’une patience. Patientia, en latin, c’est tout à la fois la souffrance et la capacité à endurer. Vertu stoïcienne par excellence. Sisyphe s’était révolté contre les dieux qui, pour le punir, lui avaient assigné cette tâche absurde : monter et descendre, monter et descendre !

Sénèque, dans la treizième lettre à Lucilius, évoque la leçon d’espérance de l’homme qui compte désormais sur lui-même.

Tu as une grande force d’âme, je le sais, car avant même de te munir des préceptes salutaires qui  triomphent des moments difficiles, tu te montrais, face à la fortune, suffisamment décidé. Tu l’es devenu beaucoup plus après avoir été aux prises avec elle et avoir éprouvé tes forces.

Éprouver ses forces, c’est effectivement ce que vient de faire Sisyphe. Alors, avant de le reprendre, en sueur mais intérieurement rasséréné, il va contempler son rocher et se dire que la montée de la colline suffit à remplir un cœur d’homme.

Deux paroles de méditation en complément. La première porte sur la double signification du terme absurde devenu un substantif dans la philosophie de l’absurde. La deuxième évoque la disqualification du monde terrestre du point de vue de la religion chrétienne, à partir du texte biblique de l’Ecclésiaste.

Qu’est-ce que l’absurde ? L’adjectif, rapidement transformé en un nom, en un substantif, désigne soit ce qui n’a aucun sens, aucune raison, soit ce qui n’a aucune finalité. Ainsi, par exemple, si un homme s’attache à construire une œuvre, et que cette œuvre est soudainement détruite, il aura le sentiment d’une absurdité, puisque son activité aura été dessaisie de tout intérêt. Cela peut être aussi l’idée, par extension, que ce qui est destiné à mourir, à périr, n’a finalement pas de véritable finalité. Sens que l’on retrouve dans la disqualification religieuse de l’existence humaine, qui est l’existence condamnée à la vanité, c’est-à-dire condamnée à l’inutilité, à l’absence même de signification, puisque toute chose, sous le ciel, est destinée à périr. Dans le sens habituel, donc, absurde signifie contraire à la raison et au sens commun : est absurde ce qui est déraisonnable, insensé, voire extravagant. Dans le sens philosophique, par extension, est absurde ce qui ne peut être justifié par aucune finalité, par aucune raison d’être. Et une méditation sur la vie humaine en tant qu’elle se termine par la mort peut déboucher sur le sentiment de l’absurdité. De la même façon, est absurde toute activité qui ne débouche pas, qui est en quelque sorte invalidée par la destruction de ce qu’elle a permis de faire.

C’est dans le cadre de la religion chrétienne que l’idée de l’absurdité de tout ce qui est destiné à mourir, donc de l’existence terrestre, est soulignée. La théologie, qui vise à montrer que l’essentiel se trouve dans la croyance en un dieu et un au-delà, aboutit à la disqualification de tout ce qui existe sur terre. Un grand texte de la Bible a souligné l’absurdité qui tient au recommencement, à l’éternel recommencement des choses. C’est un extrait de l’Ecclésiaste que l’on peut citer ici pour montrer comment une conception de l’absurde peut s’enraciner dans la disqualification religieuse de l’existence terrestre. Paroles de l’Ecclésiaste, fils de David :

Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité. Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Une génération s’en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche ; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau. Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord ; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits. Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est point remplie ; ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent. Toutes choses sont en travail au-delà de ce qu’on peut dire ; l’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre. Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. S’il est une chose dont on dise : « Vois ceci, c’est nouveau! » cette chose existait déjà dans les siècles qui nous ont précédés.

Et, de ce constat de l’éternel recommencement des choses – « rien de nouveau sous le soleil » dit le proverbe -, l’Ecclésiaste tire la conclusion d’une sorte de vanité de l’existence terrestre.

J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil ; et voici, tout est vanité et poursuite du vent. Ce qui est courbé ne peut se redresser, et ce qui manque ne peut être
compté. J’ai dit en mon cœur : Voici, j’ai grandi et surpassé en sagesse tous ceux qui ont dominé avant moi sur Jérusalem, et mon cœur a vu beaucoup de sagesse et de science. J’ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse, et à connaître la sottise et la folie; j’ai compris que cela aussi c’est la poursuite du vent.

On voit que cette insistance sur la vanité des choses, sur l’absurdité des choses qui naissent et meurent, débouche, dans le texte de l’Ecclésiaste, sur un noir optimisme, puisque c’est l’idée même d’une sagesse humaine qui s’en trouve disqualifiée. A l’ opposé, il faudra qu’un être humain qui meurt, qui recommence, prenne la mesure de son pouvoir. La signification positive du personnage emblématique de Sisyphe sera ainsi soulignée. On pense aussi à ce que Nietzsche écrira en évoquant le thème de l’éternel retour. Certes, pour le philosophe, il y a un éternel retour, mais ce n’est pas cela qui dessaisit l’existence humaine de toute signification.

Henri Peña-Ruiz, Grandes légendes de la pensée (extrait, 2015)


L’auteur…

[ATHEISME.FREE.FR] Henri PENA-RUIZ est né en 1947. Il est maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris et professeur agrégé de philosophie en Khâgne (classe supérieure classique) au lycée Fénelon. Philosophe et écrivain défendant les valeurs de solidarité, il est devenu un spécialiste des questions de laïcité qu’il pose comme fondement de l’universalité. C’est à ce titre qu’il a été en 2003, l’un des vingt sages de la commission sur la laïcité présidée par Bernard Stasi.

Henri Pena-Ruiz classe la croyance au rang des « options spirituelles », au même titre que l’agnosticisme et l’athéisme. Il s’oppose à l’instrumentalisation de la religion, celle qui mène à la Saint-Barthélemy, et veut donner à la laïcité toute sa dimension universaliste. Dans Dieu et Marianne, il développe une philosophie de la laïcité. Marianne n’étant ni athée ni croyante, c’est la République qui offre le plus de liberté aux croyances religieuses. Mais il ne faut surtout pas concéder aux religions le droit de contribuer aux décisions d’ordre politique.

Il dénonce la laïcité « ouverte » ou « plurielle » comme étant une contestation dissimulée des principes de la laïcité, qui, par définition, est ouverte. Quant au repli communautaire, il est stigmatisé par la discrimination dont sont victimes les populations d’origine maghrébine. Pour lui, la justice sociale et les « dispositifs juridiques » (lois) sont des moyens complémentaires de défendre la laïcité.

Dans Le roman du Monde, il montre, à travers les légendes et les mythes fondateurs de la philosophie, quelles sont les grandes questions qui interpellent encore l’homme du XXIe siècle (angoisse face à la mort, désir de progrès techniques…).

Quelques ouvrages : Les Préaux de la République (1991), La Laïcité (1998), L’Ecole (1999), Dieu et Marianne, Philosophie de la laïcité (1999), La laïcité pour l’égalité (2001), Le roman du Monde (2001), Un poète en politique, les combats de Victor Hugo (2002), Qu’est-ce que la laïcité ? (2003), Leçons sur le bonheur (2004), Histoire de la laïcité, Genèse d’un idéal (2005), Dictionnaire amoureux de la laïcité (2014).


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RONNBERG et al. : Le livre des symboles (2011)

Ce qu’ils en disent…

[LIBREL.BE] Le Livre des symboles allie essais originaux et incisifs sur des symboles particuliers à des images représentatives provenant de tous les horizons et de toutes les époques de l’histoire. Les textes très accessibles s’associent de façon originale à près de 800 magnifiques images en couleurs pour transmettre les dimensions voilées du sens. Chacun de ces quelque 350 essais examine les origines psychiques d’un symbole donné et la manière dont il évoque les processus et dynamiques psychiques. Les racines étymologiques, les jeux d’opposition, le paradoxe et l’ombre, les différentes manières dont les diverses cultures ont fait naître une image symbolique: tous ces facteurs sont pris en compte. Rédigés par des auteurs spécialisés dans les domaines de la psychologie, de la religion, de l’art, de la littérature et de la mythologie comparée, les essais entrent en résonance de manière à refléter les correspondances inattendues de la psyché. Il n’existe pas de définitions immuables, qui auraient tendance à écraser les symboles ; un symbole encore essentiel demeure partiellement inconnu, attire notre attention et s’offre sous de nouvelles manifestations et de nouveaux sens au cours du temps. Plutôt que de proposer de simples catégories, Le Livre des symboles met en lumière la manière dont on passe de l’expérience visuelle d’une image symbolique dans l’art, la religion, la vie ou les rêves, à l’expérience directe de ses résonances personnelles et psychologiques. Le Livre des symboles établit de nouvelles références pour l’exploration consciencieuse des symboles et de leurs significations et intéressera une grande diversité de lecteurs: artistes, designers, rêveurs et interpréteurs de rêves, psychothérapeutes, autodidactes, amateurs de jeux vidéos, lecteurs de BD, chercheurs en religion et en spiritualité, écrivains, étudiants et tous ceux qui s’intéressent au pouvoir des images archétypales.


RONNBERG Ami et al., Le livre des symboles. Réflexions sur des images archétypales est paru chez Taschen en 2011, dans une traduction de Arnaud Briand, Anne Le Bot, François Dirdans et Philippe Safavi.

EN > FR

EAN 9783836525749

808 pages

Disponible en grand format.


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    REVEL : Pourquoi des philosophes (1957)

    Ce qu’ils en disent…

    [CHEZREVEL.NET] La publication de Pourquoi des philosophes en 1957 suscita une véritable révolution, aussi bien chez les philosophes que chez les non-philosophes. traîné dans la boue ou porté aux nues, ce livre constituait, au-delà du pamphlet de circonstance, une mise en question de l’essence même de l’activité philosophique. Revel y explique comment la philosophie a épuisé son rôle historique qui était de donner naissance à la science. Depuis, et après La Cabale des dévots (1962), qui en constitue la suite et réunit les réponses aux polémiques soulevées par cet ouvrage, de nombreuses rééditions sont venues confirmer l’influence des brillants pamphlets philosophiques de Jean-François Revel. Réunis en un seul volume, et augmentés de textes complémentaires, ces deux essais ne constituent en fait qu’une seule œuvre qui demeure d’une étonnante actualité.

    [LIBREL.BE] La publication, en 1957, de Pourquoi des philosophes, a été à l’origine d’une controverse qui a touché un public beaucoup plus large que celui des philosophes professionnels. À une époque où la philosophie française cherchait sa voie entre le renouvellement de sa tradition et l’acclimatation de la philosophie allemande, Revel remettait en cause l’idée même de la philosophie et sa place dans la pensée moderne. Dans Pourquoi des philosophes et dans La Cabale des dévots (1962), où il répond aux objections de ses contradicteurs, Revel s’en prend avec un talent polémique – et comique – exceptionnel aux principales idoles de la philosophie française de son temps. Il déplore que l’histoire de la philosophie soit de moins en moins historienne, pour se concentrer sur l’étude interne des systèmes. Il met en cause le spiritualisme et l’idéalisme dominants dans la tradition française, qu’il trouve incompatibles avec les engagements politiques des philosophes français, et qui sont selon lui relayés par la phénoménologie de Husserl et surtout de Heidegger, dont il met en question la méfiance devant la science et la technique modernes. Il dénonce, enfin, la méconnaissance de la psychanalyse, dont les enseignements sont à ses yeux dénaturés par Jacques Lacan. Outre ces deux classiques de la grande littérature polémique, ce volume contient l’Histoire de la philosophie occidentale réunissant ainsi tous les ouvrages que Jean-François Revel a consacrés à la philosophie. On peut voir que son « antiphilosophie » se fonde sur une vision cohérente, informée et argumentée de l’histoire de la philosophie depuis sa naissance en Grèce jusqu’aux débuts de la science expérimentale. Même si on ne le suit pas dans ses conclusions, on lira avec plaisir les analyses qu’il consacre à Platon, à Montaigne et aux grands métaphysiciens du XVIIe siècle – héritiers brillants d’un Descartes que, comme Pascal, il juge « inutile et incertain« .


    REVEL Jean-François, Pourquoi des philosophes est paru chez Julliard en 1957, a été réédité chez Jean-Jacques Pauvert en 1964 puis repris dans un des Bouquins chez Robert Laffont en 2013.

    FR

    EAN 9782221136416

    184 pages


    L’auteur…

    [CHEZREVEL.NET] Jean-François REVEL (1924-2006), de son vrai nom Jean-François Ricard, est né le 19 janvier 1924 dans le 7e arrondissement de Marseille, fils de Joseph et France Ricard. Sa famille est d’origine franc-comtoise. Il passe son enfance à Marseille, habitant dans le quartier Sainte-Marguerite, et fait ses études primaires et secondaires à l’École Libre de Provence. Après l’obtention du baccalauréat littéraire en juillet 1941, il prépare à Lyon, au lycée du Parc, l’École normale supérieure, où il est reçu en juillet 1943 24e ex-aequo, dès sa première tentative. Il est alors âgé de 19 ans.

    Dès 1943 et jusqu’à la fin de la guerre, alors étudiant rue d’Ulm, il participe activement à la Résistance sous la direction d’Auguste Anglès, avec le pseudonyme “Ferral”. En 1944, après la Libération, il est chargé de mission au Commissariat de la République de la région Rhône-Alpes pendant quelques mois. C’est pendant cette période de guerre qu’il publie ses premiers textes, dans la revue Confluences.

    Durant l’été 1945, il se marie avec Yahne le Toumelin ; de cette union naîtront deux enfants, dont le futur moine bouddhiste Matthieu Ricard, né en février 1946, et Ève Ricard-Reneleau, écrivaine.

    En 1947-1948, sa licence et son diplôme d’études supérieures en philosophie en poche, il est nommé professeur en Algérie, dans une médersa, à Tlemcen. A son retour, il mène pendant près de deux ans une vie de bohème.

    Puis, de janvier 1950 à octobre 1952, il part enseigner au lycée français et à l’Institut français de Mexico. Enfin, de novembre 1952 à juillet 1956, il est nommé à l’Institut français ainsi qu’à la Faculté des Lettres de Florence, où il enseigne l’Histoire, et en même temps prépare son agrégation de philosophie qu’il passe lors de son retour en France en juillet 1956. C’est pendant ces années à l’étranger qu’il apprend l’espagnol et l’italien.

    Par la suite, il fait partie du cabinet du sous-secrétariat d’État aux Arts et Lettres, avant de prendre un poste d’enseignant en philosophie au lycée Faidherbe à Lille, de 1957 à 1959, puis au lycée Jean-Baptiste Say à Paris jusqu’en 1963.

    Le 7 juillet 1967, il épouse en secondes noces la journaliste Claude Sarraute (née en 1927). De cette union sont nés le haut fonctionnaire Nicolas Revel en 1966 et Véronique Revel en 1968. Il quitte l’Université en 1963 pour se consacrer à une carrière de journaliste et d’écrivain.


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    [INFOS QUALITE] statut : validé| mode d’édition : partage, recension, correction et iconographie | sources : chezrevel.net ; librel.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © lepoint.fr.


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    SENNETT, Ensemble (2012)

    Ce qu’ils en disent…

    [ALBIN-MICHEL.FR] Dans ce deuxième volet de la trilogie qu’il consacre à l’Homo faber, Richard Sennett se fait tour à tour historien, sociologue, philosophe ou anthropologue pour étudier cet atout social particulier qu’est la coopération, soit les liens entre les individus. « La coopération, nous dit-il, c’est agir avec quelqu’un qu’on ne connaît pas, avec lequel il y a des dissonances, des frictions, mais avec lequel on peut néanmoins faire des choses ; c’est un moyen d’interaction qui existe en dépit de la solidarité ; c’est multiplier des liens sociaux, plus informels et plus libres. » De la coordination des tâches dans l’atelier de l’imprimeur aux répétitions d’un orchestre, Richard Sennett nous fait découvrir de nombreuses expériences de communauté et d’actions collectives qui proposent une vision critique des sociétés capitalistes contemporaines et des pistes de réflexion pour en améliorer le fonctionnement. La richesse des références, l’originalité des points de vue, la liberté du style font d’Ensemble un livre singulier et engagé. Et si, pour aller mieux, il suffisait d’accepter que nous sommes dépendants les uns des autres ? Richard Sennett est une des figures les plus originales de la critique sociale aujourd’hui. On lira de lui aux Éditions Albin Michel, Le Travail sans qualité, Respect, La Culture du nouveau capitalisme, Ce que sait la main et Bâtir et Habiter.


    SENNETT Richard, Ensemble. Pour une éthique de la coopération est paru chez Albin Michel en 2014 dans une traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat (collection Espaces Libres Poche).

    EN (US) > FR

    EAN 9782226253705

    384 pages

    Disponible en grand format, ePub et poche.


    Ce que nous en disons…

    De nouvelles pespectives à explorer. Lecture un peu lourde mais gratifiante…

    Patrick Thonart


    Bonnes feuilles…

    Le tribalisme associe solidarité avec ses semblables et agression contre ceux qui sont différents. C’est une pulsion naturelle, puisque la plupart des animaux sociaux sont tribaux ; ils chassent en meute, arpentent des territoires à défendre ; la tribu est nécessaire à leur survie. Dans les sociétés humaines, cependant, le tribalisme peut se révéler contre-productif. Les sociétés complexes comme la nôtre ont besoin de travailleurs qui passent les frontières, réunissent des ethnies, des races et des religions diverses, et engendrent des formes de vie familiale et sexuelles différentes. Imposer un seul et même moule culturel à toute cette complexité serait politiquement répressif et reviendrait à se raconter des mensonges. Le “soi” est un  composé de sentiments, d’affiliations et de comportements qui s’ajustent rarement les uns aux autres ; tout appel à l’unité tribale réduira cette complexité personnelle.

    Aristote fut peut-être le premier philosophe occidental à s’inquiéter de l’unité répressive. Il concevait la cité comme un ‘sunoi kismos’, un rassemblement de gens issus de diverses tribus familiales – chaque ‘oikos’ ayant son histoire, ses allégeances, ses biens et dieux familiaux. Pour les besoins du commerce et du soutien mutuel au cours de la guerre, ‘la cité est composée non seulement d’une pluralité d’individus, mais encore d’éléments spécifiquement distincts : une cité n’est pas formée de parties semblables’ ; la cité oblige donc les gens à penser aux autres et à traiter avec des personnes qui ont des loyautés différentes. De toute évidence, l’agression mutuelle ne saurait assurer la cohésion d’une ville, mais Aristote est plus subtil dans l’énoncé de son précepte. Le tribalisme, explique-t-il, suppose que l’on croie savoir à quoi ressemblent les autres sans les connaître ; faute d’expérience directe des autres, on se rabat sur de redoutables fantasmes. En version moderne, cela donne l’idée de stéréotype.

    Et sur la conversation : sera-t-elle dialectique ou dialogique… ?

    Il existe une analogie entre la répétition musicale et la conversation verbale, mais elle cache une énigme. La conversation entre musiciens consiste largement en mouvements de sourcils, grognements, coups d’œil et autres gestes non verbaux. Là encore, quand les musiciens veulent expliquer quelque chose, ils montrent plus souvent qu’ils ne disent : ils jouent tel ou tel passage, laissant les autres interpréter ce qu’ils font. J’aurais du mal à expliquer verbalement ce que j”entends quand je dis “peut-être plus espressivo”. Dans une conversation, au contraire, il nous faut trouver les mots.
    La répétition musicale ressemble pourtant aux discussions où la capacité d’écoute des autres devient aussi importante que de savoir s’exprimer clairement. Le philosophe Bernard Williams fustige le “fétichisme de l’assertion”, l’inclinaison à enfoncer le clou comme si rien d’autre ne comptait. L’écoute ne  figure pas en bonne place dans ce genre de joute verbale ; l’interlocuteur est censé admirer et acquiescer, ou contrer sur un ton tout aussi assertorique -le dialogue de sourds bien connu dans la plupart des débats politiques.
    Et même si un orateur s’exprime maladroitement, le bon auditeur ne saurait s’appesantir sur cette insuffisance. Il doit répondre à l’intention, à la suggestion, pour que la conversation suive son cours.
    Ecouter soigneusement engendre deux sortes de conversations : dialectique et dialogique. Dans la dialectique, ainsi qu’on l’apprend à l’école, le jeu verbal des opposés doit progressivement conduire à une synthèse ; la dialectique commence dans ce passage de la Politique où Aristote observe que, même si nous utilisons les mêmes mots, nous ne pouvons dire que nous parlons des mêmes choses ; l’objectif est d’arriver en fin de compte à une intelligence commune. Tout l’enjeu de la dialectique est de savoir détecter ce qui pourrait établir un terrain d’entente.
    Dans un petit livre judicieux sur la conversation, Theodore Zeldin écrit à ce propos que le bon auditeur détecte le terrain d’entente davantage dans ce qu’une autre personne suppose que dans ce qu’elle dit. L’auditeur élabore ce qui est supposé en le verbalisant. On saisit l’intention, le contexte, on le rend explicite et on en parle. Une autre espèce de compétence apparaît dans les dialogues platoniciens, où Socrate se révèle excellent auditeur en reformulant “en d’autres mots” ce que déclarent les participants à la discussion -or, la reformulation n’est pas exactement ce qu’ils ont vraiment dit ni, en fait, voulu dire. L’écho est en réalité un déplacement. C’est pourquoi la dialectique dans les dialogues platoniciens ne ressemble pas à une discussion, à un duel verbal. L’antithèse d’une thèse n’est  pas “Bougre de crétin, tu as tort”. Il y a inévitablement des malentendus et des désaccords, des doutes qui sont mis sur la table ; les interlocuteurs doivent alors s’écouter plus attentivement.
    Il se passe quelque chose de voisin dans la répétition d’un morceau de musique quand un musicien observe : “Je ne pige pas ce que tu fais, c’est comme ça ?” La reformulation vous amène à réfléchir à nouveau au son et, le cas échéant, à procéder à un ajustement, sans copier pour autant ce que vous avez entendu. Dans la conversation quotidienne, c’est le sens de l’expression courante “lancer une idée” ; où ces balles verbales peuvent tomber peut être une surprise pour tout le monde.
    Le mot “dialogique” est une invention du critique littéraire russe Mikhaïl Bakhtine pour désigner une discussion qui n’aboutit pas à la découverte d’un terrain d’entente. Bien qu’on ne puisse trouver d’accords partagés, l’échange peut permettre aux gens de prendre conscience de leurs vues et d’approfondir leur compréhension mutuelle. “Professeur, votre note supérieure sonne dur” inaugura un échange dialogique dans la répétition de l’Octuor de Schubert. Bakhtine appliqua le concept d’échange tricoté mais divergent à des auteurs comme Rabelais et Cervantes, dont les dialogues sont l’exact contraire de l’accord convergent de la dialectique. Les personnages de Rabelais partent dans des directions apparemment hors sujet que les autres saisissent au passage ; dès lors, la conversation s’épaissit, les personnages s’éperonnant mutuellement. Il arrive que les grandes interprétations de musique de chambre rendent  quelque chose de proche. Les musiciens n’ont pas l’air tout a fait sur la même page, le morceau  joué a plus de texture, plus de complexité, mais les instrumentistes s’incitent  mutuellement : c’est aussi vrai en musique classique que dans le jazz.
    Bien entendu, la différence entre dialectique et conversation dialogique n’est pas du type ou bien / ou bien.  Comme dans la version de la conversation dialectique chère à Zeldin, le mouvement en avant de la conversation dialogique vient de ce que l’on prête attention à ce qu’une autre personne laisse entendre mais ne dit pas ; comme dans l’astucieux “en d’autres termes” de Socrate, dans une conversation dialogique les malentendus peuvent en fin de compte éclairer la compréhension mutuelle. Au cœur de toutes les compétences d’écoute, il y a la saisie de détails concrets, de spécificités, pour que la conversation aille de l’avant.
    Ceux qui écoutent mal se rabattent sur des généralités quand ils répondent ; ils ne prêtent pas attention à ces petites phrases, aux mimiques ou aux silences qui ouvrent une discussion. Dans la conversation verbale, comme dans la répétition d’un morceau de musique, l’échange commence à la base, il est d’essence.
    Les anthropologues et sociologues sans expérience doivent relever un défi particulier quand ils mènent les discussions. Ils sont parfois trop prompts à réagir, à aller où leurs sujets les conduisent ; ils ne discutent pas, ils veulent montrer qu’ils sont réactifs, sensibles. Se cache ici un problème de taille. Un excès d’identification avec l’autre est de nature à ruiner une conversation dialogique.

    Sennett évoque souvent ce qu’il appelle le “triangle social” fondement de la coopération :

    Ce sont les trois éléments sur lesquels repose historiquement une coopération réussie dans la société et, en particulier, dans le monde du travail. Il s’agit, en premier lieu, du respect mutuel entre des figures d’autorité honnêtes et des subordonnés fiables. Ensuite, du soutien entre les salariés, notamment lorsque l’un d’entre eux pouvait traverser une passe difficile, un divorce par exemple. Enfin, il y a la capacité de tous à se mobiliser pour le collectif en cas de crise. Or ce triangle a tendance à s’éroder…


    L’auteur…

    SENNETT, Richard (né en 1943) est sociologue et professeur à la prestigieuse London School of Economics et à la New York University. Ses essais l’ont imposé en Europe comme une des figures les plus originales de la critique sociale aujourd’hui (Prix international de sociologie « Amalfi » [1999], Prix Hegel [2007], Prix Spinoza [2010], Prix européen de l’essai décerné par la Fondation Charles Veillon [2016] et Prix Bruno Kreisky [2018]). Il a publié chez Albin Michel : Le Travail sans qualités (2000), Respect (2003), La Culture du nouveau capitalisme (2006), Ce que sait la main (2010), et Ensemble (2014).


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    [INFOS QUALITE] statut : validé| mode d’édition : partage, recension, correction et iconographie | sources : albin-michel.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © London University.


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